Paris 16 mai 1841.
Mon cher Ackermann, j'essaie de vous répondre par la plus belle matinée de mai qui se puisse voir. J'ai vis-à-vis de ma fenêtre un magnifique soleil ; il ne me manque que des rossignols et des roses. J'entends à défaut les roquets et les pierrots, ce qui est peu fait pour rafraîchir l'esprit et récréer l'imagination. Pour répondre à toutes vos questions, il faut commencer par mon histoire.
L'Académie de Besançon, de plus en plus animée contre moi par une coterie de cafards et de plats courtisans du pouvoir, m'avait ajourné à comparoir devant elle au 15 janvier 1841, terme de rigueur et définitif, ou à faire valoir mes défenses ; il s'agissait de me voir supprimer ma pension, Déshonoré publiquement si ce malheur me fût arrivé, j'étais ruiné de fond en comble et perdu sans ressources. Je n'avais plus qu'à partir pour la Russie ou pour l'Amérique. La détresse me donna des forces. J'avais épuisé toutes les explications; j'eus recours à la menace. J'écrivis un factum de manière à ce qu'il pût être imprimé. Je me proposais de porter le débat devant le public bisontin, et de le rendre juge de la conduite des académiciens et de la mienne. Dans cet écrit, j'insistais plus fort que jamais sur ma doctrine; je la montrais existante et professée partout, de sorte que je ne m'en trouvais plus que l'expositeur et pour ainsi dire le chef. Plusieurs membres de l'Académie étaient nominalement désignés comme mes ennemis et fort maltraités ; en un mot, je montrai les dents et je fis entendre à l'Académie que, si elle cherchait du scandale, il y en aurait. Il paraît que cela fut compris : une moitié de l'Académie se mit à rire de l'autre ; le préfet vint à mon aide ; on commença à dire que j'étais un garçon de talent et qui pouvait aller loin; bref je fus' acquitté, je crois, à l'unanimité. A présent, on dit du bien de moi partout, bien qu'on me blâme en beaucoup de choses.
Pendant que tout cela s'agitait à l'Académie, la perspective d'une déchéance prochaine me fit chercher à m'employer utilement, je veux dire lucrativement, à Paris. Je déterrai un magistrat de la Seine, gendre de M. S***, pair de France, ami de Louis-Philippe, qui accompagna Charles X à Cherbourg avec Odilon Barrot ; lequel magistrat voulait faire un livre de législation criminelle, et cherchait un aide pour cela. Je lui fus présenté, et je travaille avec lui depuis le 1er février, à 150 francs par mois et le logement.
Le travail dont je m'occupe aura pour titre : Philosophie de l'instruction criminelle. A dire vrai, je fais presque tout, et si l'ouvrage devait paraître sous mon nom, j'en tirerais de bons écus, tant j'ai trouvé de choses neuves et intéressantes qui seront publiées dans ce livre. Mais voici le meilleur de l'affaire.
Mon patron est, de sa nature, assez aristocrate; mais il voudrait être député, et pour cela il veut se montrer libéral, progressif, ami de la liberté et de la justice, surtout neuf en quelque chose. D'un autre côté, ce n'est pas un de ces esprits généralisateurs qui, sur une face qui leur est présentée, découvrent tout de suite un système. Comme la plupart des hommes, même des savants, mon patron ne va jamais, par induction, du particulier au général. C'est sur cela que je bâtis mon petit projet. Je lui façonne le mieux du monde un système complet de réforme judiciaire et d'organisation pour la magistrature, système qu'il ne comprend qu'en partie, mais qu'il trouve parfois si juste, qu'il s'imagine l'avoir découvert, et me dit à moi-même : N'est-ce pas que je vous ai donné là une bonne idée? Or, il faut vous dire que ce système n'est qu'une application particulière d'une critique générale de la. Char te et de nos institutions politiques, que je publierai l'année prochaine. Je fais un véritable sic vos non vobis que moi seul je puis achever; et il sera curieux, quand vingt journalistes auront vanté le livre de mon bourgeois, quand on en aura admiré la méthode, l'économie, la philosophie, de me voir sommer l'auteur d'aller jusqu'au bout de ses principes, et de réaliser les promesses que je lui fais faire de temps en temps. Mon plan, j'espère que vous le comprenez, n'est pas de mystifier un homme qui, au fond, est honnête, qui a beaucoup d'esprit mais point d'intelligence (chose que je n'aurais pas cru possible auparavant), mon but est d'accrocher un magistrat, de m'en faire une autorité, puis, par le succès d'estime qu'obtiendra son ouvrage, grâce aux amis, d'exploiter le sujet pour la réforme sociale et l'égalité. Bref, je ferai un scandale de cet écrit, après qu'il aura été loué et peut-être récompensé.
Et cela arrivera comme je vous le dis.
Je viens de publier un second Mémoire sur la Propriété, sous forme de Lettre adressée à M. Blanqui. C'est une espèce d'apologie du premier Mémoire et de l'auteur. J'y ai développé de nouveaux points de vue ; par exemple, que l'humanité, depuis quatre mille ans, est en travail de nivellement; que la société française, à son insu et par la fatalité des lois providentielles, démolit chaque jour la Propriété; que toutes les écoles la condamnent, etc. Cette exposition historique et critique des tendances et des doctrines se termine tout naturellement par cette conclusion : il faut marcher du côté où nous allons, puisque c'est la nécessité qui nous pousse.
Ce Mémoire a paru à tout le monde mieux écrit, plus intéressant et plus mesuré que le premier. M. Blanqui m'a dit à ce sujet les choses les plus flatteuses, m'engageant à me modifier encore, et me promettant à ce prix qu'un troisième Mémoire me ferait prendre place dans la science.
Je puis dire en toute vérité que je n'ai pas un partisan, au moins déclaré ; le peuple ne peut suivre de si longues et si abstraites inductions ; les hommes compétents sont empêchés, par la prudence, de se prononcer; enfin il parait aussi difficile d'admettre mes idées que de les réfuter. En attendant, je reçois directement ou indirectement des encouragements honorables; ceux même qui ne sont pas encore pour moi m'engagent à poursuivre; M. Blanqui, entre autres, m'a dit que je ferais un très-grand bien dès que l'on n'aurait plus rien à craindre de mes intentions et de l'abus qu'on pourrait faire de mon livre. C'est à quoi j'ai répondu que j'y saurai mettre ordre.
J'ai attaqué vivement le National, qui en a pleuré et grincé des dents; j'ai fait une critique très-vive de la philosophie de Lamennais, critique qu'on trouve juste, mais qu'on voudrait plus bienveillante pour l'auteur. J'avoue que je ne puis encore me rendre à cette observation. Lamennais vient de publier un nouveau volume, que j'ai lu, et dans lequel il semble avoir pris à tâche de justifier ce que j'ai dit de lui : qu'il était désormais impuissant. Il reprend en sous-oeuvre la célèbre profession de foi du Vicaire savoyard, et se met à amplifier les arguments de Jean-Jacques contre les miracles, les prophéties, la révélation, le péché originel, l'enfer, etc. Diatribes contre le clergé et le catholicisme. Quoi qu'on dise de cet homme, je répondrai toujours que je ne n'aime pas les apostats. Il pouvait changer d'opinion, mais il ne devait jamais faire la guerre à ses confrères dans le sacerdoce, ni au christianisme, qu'il ne s'agit plus d'attaquer, mais d'approfondir. Je me réserve de le ressaisir quelque jour.
J'ai fait connaissance de Pierre Leroux, que je trouve aimable et spirituel.
Vous voyez donc quelle est ma position : auteur de deux Mémoires contre la Propriété restés tous deux sans réponse, bien qu'ils aient été curieusement et minutieusement lus ; engagé dans une carrière encore inexplorée (il s'agit de refaire toute la législation, en substituant de nouveaux principes aux anciens); annonçant de nouveaux écrits plus explicites et, cette fois, plus positifs, — je ne nuis reculer. Je regarde ma tâche comme trèsgrande et très-glorieuse. Il ne me reste qu'à m'en rendre digne. Le genre Mémoire paraît être celui qui me convient : moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste ou sublime, parlant à la raison, à l'imagination et au sentiment : je crois que je ferai mieux de me tenir à cette forme. La science pure est trop sèche ; les journaux trop par fragments; les longs traités trop pédants : c'est Beaumarchais, c'est Pascal qui sont mes maîtres. Mais quel avantage j'ai sur eux! Je fais intervenir le monde entier dans mes écrits : il n'est pas une question de philosophie, de morale, de politique, que je ne puisse faire entrer dans ces Mémoires.
Je regrette beaucoup maintenant mon esclavage ; je vais me hâter de mettre aux mains de mon maître les matériaux de son livre, et je m'enfuis, au 1er août, en Franche-Comté. J'oubliais de vous dire que j'ai couru un immense danger à l'occasion de mon premier Mémoire, qui a été cité dans tous les procès politiques, de compagnie avec ce que le radicalisme produit de plus abominable. C'est à Blanqui que je dois d'avoir été ménagé. Le ministère, le conseil d'État, l'Académie, le parquet, tout poussait des cris de rage. Enfin me voilà rassuré ; je passerai à force de science et de métaphysique, de précautions et de bon sens.
Les lettres attribuées à Louis-Philippe lui ont fait un tort immense. Il y a encore là-dessous quelque chose que je ne comprends pas. Je crois qu'il les a écrites ; mais je ne crois pas qu'il ait pensé ni voulu tout ce qu'il a écrit; cette solution me parait la seule plausible; elle va très-bien à la diplomatie actuelle.
Le pouvoir est très-fort; l'armée magnifique; pas de révolution possible pour cette année. Les ouvriers commencent à comprendre qu'il ne faut tenter rien avant de savoir parfaitement ce que l'on fera.
Mme Droz est morte; M. Droz s'en va; Mme Michelot jeune a fait un petit enfant le our de l'enterrement de sa grand'mère.
Maguet a perdu sa mère; il est en ce moment à Dampierre pour quelques semaines. Tourneux compte être employé dans le Berry, à des usines. Elmerick devient raisonnable. Dessirier m'inquiète par ses changements de projets. — On m'a dit que Bergmann était fieancé avec une demoiselle riche et jolie. Amen. Reclam se fait magnétiser. Je n'ai pas encore vu M. Grimm.
J'aurai pour successeur un étudiant en Droit dont tout le monde dit du mal, et beaucoup de mal. Il convient à l'Académie précisément à cause de cela.
Pauthier vient d'éprouver un nouvel échec de la part de l'Institut, qui n'a pas plus de pudeur que nos ministres. Des prix Montyon sont réservés, tous les ans, pour les meilleures traductions d'ouvrages de morale : on a couronné et récompensé, cette année, une traduction de la Métaphysique d'Aristote, une traduction de la Messiade de Klopstock, et une des Confessions de saint Augustin. — Pauthier avait traduit Confucius et Lao-Tseu : on n'a pas seulement parlé de lui. Les prix académiques, on a pu le voir cette année, ne sont plus qu'un moyen de corruption de plus dans les mains du pouvoir.
La littérature ne produit plus rien ; la France dégringole à tire d'aile; elle est comme l'animal qu'on vient de faire saillir ; l'affaire faite, il se couche et s'endort. Tous les jours, j'entends dire des choses effroyables ; l'audace des exploiteurs ne connaît plus de bornes ; le pouvoir rit de la rage impuissante des radicaux; en effet, il n'a rien à craindre. La nation est démoralisée ; plus de vertus, plus d'esprit public. Il y en a peut-être encore pour bien des années. J'en souffre et j'en pleure.
Je n'ai reçu aucun volume de poésies venant de Berlin, et je n'ai vu personne qui ait pu m'en parler
Je ne puis donc vous rien dire à ce sujet. Mais à défaut de critiques spéciales, je vous dirai tout franc et tout net que je suis fâché de vous voir plongé dans des travaux qui rapetissent l'esprit à force de subtilité. Vous voulez refaire la poétique de la langue ! Comment ne voyez-vous pas que les lois de la métrique et du rhythme n'ont absolument rien d'arbitraire, qu'elles sont données par la nature même des idiomes et reconnues par les orateurs doués de goût et d'oreille ?
Quiconque s'est mêlé d'écrire en une langue a dû remarquer que, toutes les fois que le style s'élève, s'épure ou s'harmonise, il tourne tout naturellement au vers. C'est ainsi que j'ai fait déjà plus de cinquante vers au travers de ma vile prose. La langue française, pour nous en tenir à celle-là, aime les coupes de six, de sept, huit, dix et douze syllabes, ainsi que le retour des consonnances. La poésie est l'idéal du langage. Or, cet idéal ne se trouve que dans l'étude approfondie des propriétés et des tendances secrètes d'un idiome. Je ne doute pas qu'à ce sujet il n'y ait encore beaucoup d'excellentes choses à dire; mais je voudrais qu'au lieu de démolir, comme fait M. Lamennais en religion, vous vous contentiez de philosopher. Rendez nous raison des beautés de la langue, du pourquoi les vers de Racine nous semblent si beaux; expliquez comment un certain nombre de formes métriques sont belles et seules praticables, pourquoi au delà il n'y a plus que dissonnance et confusion, et vous aurez fait la philo • sophie de la poétique et du style. Ce sera profond, savant, ingénieux et amusant. Vous ferez des comparaisons allemandes, latines, grecques, etc. Un tel travail n'existe pas.
Je voudrais bien vous voir une belle et bonne Prussienne qui vous ramenât un peu aux choses de la terre. Si vos fonctions d'éditeur durent sept ans, il est probable qu'après cela elles vous vaudront un autre emploi; ne pourriez-vous donc songer à arranger votre vie pour travailler dans une modeste aisance ?
Ce que vous me dites de M. Dubois ne me surprend pas; Paris pullule d'hommes comme lui. On convient de tous les abus que je signale; mais, quand je veux généraliser l'idée et arriver à une conclusion, alors on ne me suit plus. Mes critiques et moi, nous sommes comme des gens qui veulent tous rabattre les angles à un polygone; seulement, quand l'opération sera faite, les premiers soutiendront que ce qui restera sera toujours un polygone, tandis que je dirai que ce sera un cercle. Voilà en réalité en quoi je diffère de M. Blanqui et d'une foule d'autres.
Terzuolo est de plus en plus mal : c'est un homme estimable, mais qui désespère. Je l'ai vu une fois; il n'a presque point d'ouvrage et son atelier languit. Cinq numéros de mon Mémoire grammatical ont déjà paru. Il en reste encore autant. Je ne crois pas que cela finisse.
Je n'ai reçu aucune lettre de M. Cuvier, de Metz.
Je vous envoie un catalogue abrégé de vos livres, en vous prévenant que la plus grande partie est à Besançon, et qu'il ne me sera guère possible de vous rien expédier qu'après le 1er août, après mon retour. Vous m'écrirez d'ici là.
M. Weiss est venu à Paris ce printemps. — Il commence à radoter et beaucoup de gens s'en aperçoivent. L'esprit des vieilles académies est abrutissant.
M. X*** est bibliothécaire de l'instruction publique et professeur des filles du roi. Dans le haut monde, il se donne les airs de chef de l'école germanique. Je ne connais pas un honnête homme qui ne crache en le voyant ou en entendant seulement prononcer son nom. — Francis Wey est toujours le même : il a payé le déjeuner à M. Weiss; grand homme, par conséquent. M. Weiss s'est vanté, à cette occasion, de m'avoir dit mon fait. On lui a répondu qu'on n'en croyait rien.
Les journaux ne parleront pas de mes écrits et publications : cela paraît convenu. Je vais mon chemin sans leur secours, ce qui prouve quelque chose. J'ai commencé la guerre contre les coteries et les exploiteurs d'opinions ; ce n'est pas pour finir si tôt.
J'ai appris hier qu'un professeur de philosophie, ayant entendu parler de mon Mémoire, était entré dans une telle indignation qu'il avait juré de réfuter publiquement l'ouvrage ou d'en devenir l'apôtre. Après ce beau serment, il s'est mis à lire et les bras lui sont tombés. — J'en ai déjà vu deux ou trois de cette force. Cependant il faut ajouter que, s'ils ne savent que répondre, ils ne croient pas encore : leur esprit est bouleversé, voilà tout.
Un professeur de l'École de Droit m'a fait parvenir des encouragements secrets, offrant même de me diriger dans les choses que je puis ignorer en matière de jurisprudence.
Une princesse de Caraman m'a lu deux fois, la plume à la main, et a fini par conclure : C'est dommage qu'il soit si brutal !
Lerminier, l'apostat, devait aussi m'éreinter dans une Revue : on attend son article depuis un an. '
Considerant et les fouriéristes ont reçu dans mon second Mémoire un nouveau coup de fourche qui les assomme. — Blanqui les a fort maltraités dans une Notice sur Say.
Si l'état de choses actuel se prolonge encore deux ans. les vérités pleuvront sur le public ; il se commence une levée de boucliers contre toutes les espèces : d'intrigants.
Je voudrais que vous fussiez ici pour vous montrer comment il faut traiter les hommes de lettres pourris, L'indignation d'un honnête homme produit de trèsheureux effets; je l'éprouve tous les jours. On dit bien que je frappe trop fort; mais, en secret, on n'est pas fâché de me voir démolir les gens. On m'a même reproché d'abuser de ma position, qui n'offre aucune prise contre moi, même à la calomnie.
Encore une fois, je vous regrette non-seulement pour que vous soyez mon second et mon témoin dans mes luttes, mais parce que vous y prendriez part, tandis que je n'ai encore personne. Personne! Je suis délaissé. J'espère que dans un an le public se décidera; mais combien les écrivains sont lâches et égoïstes ! Vous qui avez du coeur et de l'intelligence, dont je disais hier encore à Pauthier : « Il est trop honnête pour réussir ; » pourquoi vous êtes-vous fait Allemand? C'est ici qu'il fera beau un de ces jours. Ah! pardieu, je ne vous laisserai pas chercher des poux dans la paille, tandis que nous avons à faire la chasse aux loups!...
17 mai. J'ai lu aujourd'hui le rapport de M. Girod, de l'Ain, sur l'assassin du roi et ses complices. Ce rapport se termine par une allusion à mon ouvrage qui a frappé tout le monde : « Comment s'étonner qu'il y ait des régicides, quand il se trouve des écrivains qui prennent pour thèse : La Propriété, c'est le vol! » — Vous voyez que je suis toujours menacé.
Adieu, faites votre chemin mieux que moi; mariez-vous, ménagez-vous; pour moi, si
je passe cette année sans encombre, je réponds de ma carrière.
Je vous embrasse et
vous aime toujours.
P.-J. PROUDHON.