1841-07-19, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur le secrétaire perpétuel de l’Académie de Besançon.

Monsieur le Secrétaire perpétuel, je n'écris point à l'Académie, pour les raisons que vous allez apprécier.

L'Académie, par sa déclaration du 24 août 1840, déclaration consignée dans ses recueils imprimés, et, ce me semble, fort significative, m'a fait tout le mal qui était en son pouvoir, et a rompu volontairement le lien qui m'attachait à elle. Qu'aurais-je à dire aujourd'hui à votre compagnie, qui ME DÉSAVOUE ET ME CONDAMNE DE LA MANIÈRE LA PLUS FORMELLE, pendant que de mon côté je persiste dans toutes mes opinions? Remercier l'Académie du bien qu'elle m'a fait paraîtrait ironique ; rendre compte de mes études passées et futures serait l'insulter; revenir sur ce que j'ai fait, cela ne se peut. Il faut que je me taise, et que j'attende le retour spontané de l'Académie.

D'autre part, l'Académie m'a trompé en janvier 1841, lorsqu'elle m'a demandé des explications sur mon ouvrage et mes intentions. Que pouvait-elle me faire de pis que le blâme public du 24 août 1840 ? C'était pour prévenir cet acte de justice domestique que je me défendais ; c'était le coup que je voulais parer. J'étais loin d'imaginer qu'il ne s'agissait alors pour les académiciens que de compléter leur jugement en joignant l'amende à leur condamnation. Quoi ! ils n'en voulaient donc plus qu'à mon dernier semestre, les auteurs de la pièce fulminante du mois d'août ! 750 francs étaient devenus l'objet de ma défense et de leur convoitise ! Relisez ma lettre du 10 janvier, Monsieur le Secrétaire perpétuel, et vous reconnaîtrez la sincérité de mes paroles, quand je vous dirai que je n'eusse pas daigné répondre si j'avais connu l'arrêt académique imprimé à la page 104 de votre dernier rapport; arrêt d'autant plus affligeant qu'il fait suite à une longue série d'auteurs franc-comtois, tous cités avec éloge. On sait votre complaisance pour les moindres essais tombés des plumes séquanaises; et vous, Monsieur, notre compatriote d'adoption, vous avez dû rire quelquefois de notre excessive vanité.

Enfin, l'Académie, par les craintes qu'elle m'a inspirées et la nécessité où elle m'a mis de travailler pour vivre, est causé du retard qu'éprouveront mes publications. Mon troisième Mémoire devrait paraître cette année, et j'ai quelque lieu de croire que, selon la parole de M. Blanqui, il m'eût fait prendre rang dans la science et aurait prouvé que, en me lançant brusquement dans une carrière si périlleuse, j'avais bien mesuré mes forces et connu la portée de mon action. Je serais aujourd'hui maître du terrain où je lutte avec le préjugé universel, s'il m'avait été permis de travailler à ma guise. Mon succès, j'ose le croire du moins, est ajourné. En attendant, je parais victime de mon imprudence ; c'est la seule raison que mes amis eux-mêmes m'op- posent encore, et qui parait inexpugnable. L'avenir en décidera. Permettez-moi maintenant, Monsieur le Secrétaire perpétuel, de vous donner quelques détails sur ma condition actuelle. Votre bonté pour moi, vos inquiétudes vraiment paternelles, me donnent droit de penser que vous vous intéressez toujours à ce qui me regarde. Après avoir couru le plus grand danger du côté du pouvoir, par suite de mes deux Mémoires, l'orage s'est calmé un peu, et je me trouve aujourd'hui dans une pleine sécurité. Il n'y a pas plus de trois semaines que j'étais encore sous le coup d'un mandat d'arrêt, et cela non plus

pour délit de presse, mais pour crime d'attentat. M. Blanqui fut deux fois mon ange de salut : la première près de M. Vivien , ministre de la justice, la seconde près de M. Cunin-Gridaine, ministre du commerce. M. Blanqui lui-même avait été dénoncé par le préfet de police comme conspirateur. Il me dit qu'en englobant tout le monde dans ma doctrine j'avais fait croire aux monopoleurs qui assiégent le pouvoir, qu'il existait un vaste complot, et que cette ridicule terreur avait mis le feu aux poudres. Je répondis que je ne regrettais qu'une chose, c'était de n'y avoir point fait entrer les ministres et le Code civil. Enfin, tout s'est apaisé. M. Blanqui a déclaré que je n'étais justiciable que de l'Académie des sciences morales et politiques, et que, bien qu'il ne partageât pas ma manière de voir, bien qu'il m'eût réfuté le premier, avant que le ministre connût l'existence de mon ouvrage, il prendrait luimême ma défense devant la cour d'assises, si l'on me faisait un procès. Ensuite il a expliqué que je n'étais point du tout ce que l'on pouvait croire, etc.

Je vous adresse un exemplaire de mes deux Mémoires à M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, avec une lettre dont j'espère qu'il sera satisfait; je suis moins disposé que jamais à taire ce qui me semblera la vérité; mais je veux que le pouvoir me connaisse et me laisse en repos. Il faut que j'aie des protecteurs dans les hautes régions du gouvernement.

J'achèverai cette année l'ouvrage de jurisprudence criminelle que j'ai commencé pour un magistrat de la Seine; puis je continuerai mes Mémoires. Le succès de mes publications, sans être brillant, est tel que je pouvais l'espérer ; inconnu à la presse et aux confréries littéraires et politiques, sans partisans, sans prôneurs, sans amis, sans publicité, je perce peu à peu; mes brochures se vendent, et mon libraire ne paraît point mécontent. Enfin le pouvoir me fait l'honneur de me regarder comme l'un de ses plus dangereux ennemis ; en quoi, assurément, il se trompe. — Du côté du peuple, je suis vu avec plus de défiance que de sympathie ; les petits journaux d'ateliers me montrent assez de mauvais vouloir ; les communistes me jugent déjà trop savant pour eux, et me regardent comme une espèce particulière à.'aristocrate; tous profitent de mes idées sans me témoigner de reconnaissance. Comme je n'ai jamais souhaité la popularité, \e ris de ces petites jalousies de meneurs politiques, et m'en trouve plus à l'aise.

Des propositions de coopérer à certaines revues m'ont été faites. Je les accepterai le plus tard possible. Enfin, Monsieur le Secrétaire perpétuel, les preuves que j'ai faites suffisent déjà pour me faire rechercher, et les ouvrages que j'ai sur le chantier me permettent de vivre encore longtemps de mon travail littéraire, en attendant que je m'arrange autrement.

Je vous prie de présenter mes respects et ma recon- naissance à MM. Weiss, Viancin, Perron, Trémolières, etc., en général à toutes les personnes que vous savez m'avoir été favorables. Il est triste pour moi d'avoir à séparer les académiciens de l'Académie, mais la position qu'on m'a faite m'y oblige. Je ne puis ni être ingrat envers les hommes, ni me montrer satisfait de la conduite officielle do votre société; je ferai ma paix avec l'Académie quand je serai de l'Académie.

Je suis, Monsieur le Secrétaire perpétuel, toujours avec les mêmes sentiments d'amour et de reconnaissance,
Votre dévoué et fidèle disciple,

P.-J. PROUDHON.