1841-07-18, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Bergmann.

Mon cher Bergmann, j'ai appris avec un vif plaisir la nouvelle de ton mariage, et comme cette fois tu ne m'as pas recommandé le secret, j'en ai fait part à nos amis, qui sont enchantés. Une femme jeune, jolie, intelligente et point coquette ! Où as-tu découvert cet heureux phénix ? Tu as parlé comme un homme amoureux, mon cher ami ; il y en a d'aussi malins que toi qui ne se flatteraient pas de trouver rien de pareil dans tout Paris. Tu te tais sur la fortune; je soupçonne que tu n'as rien voulu dire, de peur de faire crier à la perfection ! Répétons un peu cette belle énumération sans y rien sousentendre : « Jeune, belle, intelligente, riche et point coquette ! » N'en dis rien à ta prétendue, de peur de me brouiller avec elle ; mais, avec ta permission, je ne puis croire tout cela. D'abord, parce qu'avec tout ton mérite, ta philosophie et ta potyglottie, et tes moeurs d'archange, et ton amour de Séraphin, tu ne vaux pas encore, à mon avis, les regards d'une divinité. Puis, et ceci est une grande raison, c'est qu'il y a incompatibilité radicale dans les qualités dont tu te plais à enrichir ta belle.

Je conçois une beauté sans coquetterie, mais sous la condition qu'elle aura peu d'intelligence; hors de là, nego, comme disait Thomas Diafoirus. Si ta femme est intelligente, elle sait qu'elle est jolie, elle sait qu'elle est riche, elle sait même qu'elle est intelligente; car le propre de la pensée est de se connaître; sachant tout cela, elle doit s'estimer, s'admirer, s'aimer; s'aimantet s'admirant, elle veut être aimée et admirée des autres ; voulant être, etc. Je raisonne à la manière de Confucius ou Khoungh-Fou-Tseu, comme dit notre ami Pauthier. Mais tu vois où mène ce sorite... A la coquetterie, mon cher ami. Donc ta femme est coquette ou le sera, ou bien il n'est pas vrai qu'elle soit jolie et intelligente.

Je sais que je prêche un sourd; je t'avouerai même que, si j'étais à ta place, j'enverrais promener le raisonneur, et le laisserais croire ce qu'il voudrait. Cependant je te prierai encore une fois de ne point te flatter de réunir ainsi les contraires dans une femme, l'être le moins synthétique de la création.

Ackermann m'a écrit et se plaint qu'on cherche à lui enlever sa place. M. de Humboldt étant en ce moment à Paris, il n'a personne pour l'appuyer auprès du roi. Quant aux observations que je me suis permis de faire sur ses études et ses publications, il m'a fermé la bouche par cette phrase : « Je fais ce que vous souhaitez, et ce que vous craignez, je ne le fais pas. » Au demeurant, toujours entêté de son orthographe et de sa métrique.

Maguet est de retour depuis hier ; il vient prendre son diplôme et soutenir sa thèse. C'est un garçon d'infiniment de bon sens et qui sera mon médecin, tant que je vivrai. Il t'aime beaucoup, mais moins cependant depuis que tu te maries.

Haag férié depuis quelque temps ; je le soupçonne de rêver mariage aussi ; je ne répondrai pas pourtant que ce soit la philogéniture qui le travaille, plutôt que la philogyuie. Dieu vous pardonne à tous, mes enfants !

Dessirier couche en joue une princesse de comptoir... (Tiens ta langue, médisant !)

Elmerick, oh! pour celui-là, je crois bien qu'il ne s'occupe que de madones sur toile et de têtes de brigands.

J'avais eu d'abord le projet de partir le 1er juillet; puis, Lamennais ayant publié une brochure dans laquelle je suis assez clairement attaqué, j'ai résolu de répondre sur-le-champ. Mais je suis si fatigué, et mon sujet s'est trouvé être tel, quand j'ai mis la main à l'oeuvre, que j'ai résolu de la laisser là, et d'aller me reposer. Au lieu d'un pamphlet personnel, je publierai un troisième Mémoire dans lequel Lamennais ne comparaîtra que comme accident.

Cette fois je vais exposer les lois économiques et universelles de toute organisation sociale. Je viens d'écrire à M. Blanqui pour lui demander audience et le consulter; j'ai tant de choses neuves à dire, que je puis me flatter que ceux qui m'ont le mieux lu ne •savent encore rien. Véritablement la science sociale est •infinie, car c'est la révélation des secrets de la Providence dans les affaires de ce monde. Depuis quinze jours j'ai appris tant de choses, j'ai soulevé un si large pan du voile, que j'en ai la vue troublée. Il me faut du repos, il faut mûrir mon germe avant d'accoucher. Tu as éprouvé plusieurs fois dans ta vie la même chose ; nous étions quelquefois longtemps sans que le progrès soit sensible ; puis, tout à coup, les voiles tombent; après un long travail de réflexion, l'intuition arrive.

Ce moment est divin. C'est ainsi, je ne crois pas me tromper, qu'ayant été forcé d'apprendre la prosodie tu as découvert en quelques jours une foule de choses nouvelles, curieuses, plus étonnantes que tout ce que tu avais déjà publié. Quand un homme a beaucoup appris, que son érudition est suffisante, il ne faut plus que lui poser des problèmes et soulever devant lui des difficultés. Pour peu qu'il ait du génie, il s'élancera comme le soleil et répandra des flots do lumière. Mon ouvrage aura pour titre : De la création de l'ordre dans l'humanité. Ce sera de l'économie humaine transcendante.

Il y a quelques semaines, j'étais à mon insu sous le coup d'un mandat d'arrêt, pour crime d'attentat. C'était mon deuxième Mémoire qui soulevait cet orage. M. Blanqui, qui me fit prévenir, et qui avait été dénoncé lui-même comme mon coconspiratenr, me dit que ce Mémoire, malgré l'amélioration de la forme, avait mis le feu aux poudres, parce que j'y avais fait entrer tant de monde que les monopoleurs du pouvoir y avaient vu la manifestation d'un complot. Il me rassura pourtant en me disant qu'il avait tous les ministres pour amis, et qu'il ne souffrirait point qu'on sévit contre moi. Il écrivit en même temps au préfet de police pour se plaindre de sa conduite envers lui. Bref, cette affaire ridicule est apaisée. Elle prouve, selon moi, que le pouvoir est encore plus bête et plus mal renseigné que méchant, et j'ai résolu d'avoir désormais quelque homme puissant parmi mes défenseurs.

Je vais adresser un exemplaire de mes deux Mémoires à M. Duchâtel, en même temps qu'une lettre ferme et convenante; j'espère qu'il sera satisfait. En même temps, je consulte M. Blanqui, en lui faisant entrevoir que je vais faire marcher la science économique et lui en donner le sceptre.

Je partirai dans huit ou dix jours, et ne pourrai te voir encore cette année, à moins que je n'aille tourner par Strasbourg, en novembre prochain. Je ferai un assez long séjour à Besançon pour régler mes affaires. Le terme de mes échéances approche ; il faut, ou que je vende pour payer, ou que je trouve de l'argent. Bien des gens me disent qu'une femme peut seule me sauver. Mais voilà le diable ! Je suis assez médiocrement amoureux, ne connais personne, et, malgré la petite réputation que je me suis déjà acquise, je suis, sans exagérer rien, un mauvais parti pour une demoiselle. Je ne suis point épousable par amour; ce serait donc par convenance; or, à qui puis-je convenir? Pauvre, une fille ne me va pas, et me perdrait sans profit pour elle; riche, elle descend en s'alliant à moi; d'une médiocre fortune, elle sacrifie tout pour payer mes dettes, après quoi elle se trouve avec rien et un mari de peu de ressources. Plus j'y réfléchis, plus je trouve que ce parti mitoyen est le moins praticable; car, en vérité, je ne puis, en connaissance, appliquer la dot d'une jeune fille à couvrir mes obligations personnelles; je me le reprocherais. Il faut que mes créanciers attendent : voilà ce qu'il y a de plus clair.

Il est question de fonder sous quelques mois une Revue nouvelle à laquelle j'aurai une grande part. D'un autre côté, une compagnie de banquiers milanais me propose de diriger une série de publications ayant pour objet un système financier. Tout cela n'est pas encore en voie de pleine réalisation. Je verrai venir. Je commencerai d'abord par mon troisième Mémoire, qui me posera, je le crois, ou bien qui me tuera.

J'ai appris que Clairvaux, un de nos anciens, que je ne connais pas encore, était à Besançon; je ferai sa connaissance.

Je t'embrasse, te souhaite bonne santé, et me recommande à ta nouvelle Providence.
Tout à toi.

P.-J. PROUDHON.