1840-08-03, de Pierre-Joseph Proudhon à Messieurs de l'Académie de Besançon.

Messieurs, j'ai appris par les confidences de quelques-uns de mes amis que la publication de mon Mémoire sur la Propriété, et surtout la préface adressée à l'Académie de Besançon, qui se lit en tète de ce Mémoire, ont soulevé contre moi votre mécontentement, pour ne pas dire votre indignation. C'est le motif qui m'engage à vous expliquer ici, en peu de mots et dans toute leur simplicité, ma conduite et mes intentions.

D'abord, ce que l'on a pris pour une dédicace n'est qu'un simple compte rendu, que ma condition de pensionnaire Suard et l'obligation qui m'est imposée de faire connaître chaque année le progrès de mes études me semblaientexpliquer suffisamment. Je savais qu'une dédicace est une attestation de patronage de la personne ou du corps à qui l'on dédie, partant qu'elle doit être consentie ou même concertée entre les intéressés ; je n'ai pas voulu m'affranchir de cette règle de convenance. D'autre part, un compte rendu est nécessairement déterminé pour le fond et pour la forme par l'oeuvre dont on rend compte; c'est là, Messieurs, ce qui explique le silence que j'ai gardé envers vous, et sur l'ouvrage, et sur l'adresse qui le précède.

Quant au livre en lui-même, je ne soutiendrai pas ici la cause que j'ai embrassée; je n'ai nulle envie do me poser devant vous en adversaire, non plus qu'en accusé; ma conviction, que dis-je? la certitude où je suis des vérités que j'ai développées est invincible, et je respecte trop votre opinion, Messieurs, pour la combattre jamais directement. Mais, si j'avance des paradoxes inouïs sur la Propriété, cette base de notre état politique actuel, s'ensuit-il que je sois un révolutionnaire implacable, un conspirateur secret, un ennemi de la société? Non, Messieurs; en admettant sans réserve mes doctrines, tout ce que l'on en pourrait conclure et tout ce que j'en conclus moi-même, c'est qu'il existe un droit naturel, inaliénable, de possession et de travail, à la jouissance duquel le prolétaire doit être préparé, tout comme le noir des colonies, avant de recevoir la liberté dont personne aujourd'hui ne conteste le droit, doit être préparé à la liberté. Cette éducation du prolétaire est la mission aujourd'hui confiée à tous les hommes puissants par l'intelligence et la fortune, sous peine d'être écrasés tôt ou tard par une inondation de ces barbares auxquels nous sommes convenus de donner le nom de prolétaires.

Répondrai-je à une autre espèce d'accusation? Ou a vu dans ma conduite avec mon tuteur académique, auquel je n'ai jamais fait aucune communication, une sorte d'ingratitude.

Ma conduite à l'égard de M. Droz m'a été dictée par un sentiment de convenance; pouvais-je entrer avec ce vénérable écrivain dans des conférences sur la morale et l'économie politique, lorsque ces conférences devaient avoir, selon moi, pour résultat de mettre en doute la valeur des écrits moraux et économiques de M. Droz? Devais-je me mettre en un état de contradiction et pour ainsi dire de désobéissance permanente avec lui ? Personne plus que moi n'aime et n'admire le talent de M. Droz; personne n'éprouva jamais une vénération plus profonde pour son caractère. Or, ces sentiments étaient précisément autant de raisons qui m'interdisaient une polémique délicate et pour moi trop périlleuse.

Messieurs, la publication de cet écrit m'a été commandée par l'ordre de mes études philosophiques. C'est ce que l'avenir vous démontrera. Un dernier Mémoire me reste à composer sur la question de la Propriété ; ce travail exécuté, je poursuivrai, sans me détourner de ma route, mes études de philologie, de métaphysique et de morale.

Messieurs, je n'appartiens à aucun parti, à aucune coterie; je suis sans prôneurs, sans compères, sans associés. Je ne fais point de secte, je repousserais le rôle de tribun, quand même on me l'offrirait, par l'unique raison que je ne veux pas m'asservir ! Je n'ai que vous, Messieurs, je n'espère qu'en vous, je n'attends de faveur et de réputation solide que de vous. Je sais que vous vous proposez de condamner ce que vous appelez mes opinions, et de repousser toute solidarité de mes idées. Je n'en persiste pas moins à croire que le temps viendra où vous me rendrez autant d'éloge que je vous ai causé d'irritation. Votre première émotion passera, le trouble qu'a dû faire naître en vous l'expression hardie d'une vérité physique et économique encore inaperçue se calmera, et avec le temps et la réflexion, j'en suis sûr, vous arriverez à la conscience éclairée de vos propres sentiments que vous ne connaissez pas, que vous combattez, et que je défends.

Je suis, Messieurs, avec la plus parfaite confiance en vos lumières et en votre justice, votre très-humble et dévoué pensionnaire,

P.-J. PROUDHON.