Paris 13 juillet 1839.
Messieurs, je remplis pour la première fois le devoir , qui m'est imposé par votre délibération du 9 mai 1833, dans laquelle vous invitez le titulaire de la pension Suard à remettre chaque année, dans la première quinzaine de juillet, un exposé succinct et raisonné des études diverses qu'il a faites pendant l'année qui vient de s'écouler. C'est à la recommandation de M. Droz, mon tuteur académique, en ce moment absent de Paris, que j'ai l'honneur de vous adresser directement l'exposé que vous me demandez.
J'ai, depuis, huit mois que j'ai quitté la ville de Besançon, travaillé, j'ose le dire, de toute la force de ma volonté et de toute la liberté de mon esprit; cependant mes progrès ont été trop médiocres pour que je puisse en parler. Je me suis livré à divers exercices de philologie, de littérature et de critique, dont je ne saurais dire encore la valeur, puisque je suis juge unique des uns, et que, quant aux autres, la critique en a été trop générale pour être vraiment significative. Le seul avantage dont mes travaux aient été suivis, c'est de m'avoir fait connaître toute ma faiblesse. J' ai perdu grand nombre d'opinions que je nourrissais avec complaisance, et que j'ai reconnues fausses; celles que je croyais neuves et que je conserve, je les ai trouvées déjà professées et développées par d'autres, et quant aux résultats que j'osais me promettre de certaines études, j'ai appris à modérer mon enthousiasme et à ne point lâcher la bride à mes espérances.
Je continue lentement, mais sans interruption, l'étude du grec et de l'hébreu ; je n'irai pas beaucoup plus loin dans la linguistique : l'exemple des hommes les plus distingués me fait préférer moins et mieux. Je suis trop en retard pour pouvoir me promettre des succès brillants dans la linguistique proprement dite, science déjà fort avancée, et qui sera tôt ou tard replacée au premier rang comme histoire naturelle de la pensée humaine. L'explication des anciens auteurs n'est donc plus pour moi qu'une occasion de recherches philosophiques et littéraires ; mais, pour vous rassurer sur l'utilité de ce genre d'études, permettez-moi de dire Messieurs, que cette mine n'est point encore épuisée, et qu'aux ouvrages des anciens, nous n'avons guère jusqu'à présent emprunté que la forme.
Fermement résolu à travailler longtemps pour produire peu, je pourrais peut-être fatiguer votre espoir ; mais, Messieurs, trois années ne feront jamais ni un savant, ni un artiste, et je ne saurais que plaindre celui qui, à une conquête modeste, mais durable, préférerait l'éclat et le merveilleux d'une campagne inutile.
Je souhaite, Messieurs, qu'aucun rapport plus digne de foi sans doute, mais encore moins satisfaisant que le mien, ne me fasse perdre le bien le plus précieux auquel j'aspire : votre approbation et votre bienveillance.
Votre très-humble et très-reconnaissant pensionnaire,
P.-J. PROUDHON.