Paris 10 novembre 1840.
Mon cher Bergmann, je t'écris, bien que je n'aie rien à t'apprendre, mais pour n'être pas si longtemps sans causer avec toi. J'ai reçu dernièrement une lettre d'Ackermann, pleine de bonnes critiques et de témoignages d'amitié. Sa fortune est encore tout à faire, et je vois avec regret qu'il n'est pas plus avancé que moi. Je lui répondrai incessamment; mais je serai bien aise de trouver une occasion.
La réimpression de mon livre est retardée par suite des craintes qu'inspire le nouveau ministère. Je persiste à croire que je suis hors d'atteinte; mais le libraire raisonne autrement. Voyant en moi un patriote, et nullement un savant, il se dit : Tôt ou tard celui-là sera poursuivi. Il a été question dans un conseil d'État ou de ministres, il y a quelques semaines, de me faire saisir en même temps que Lamennais et autres ; cependant on a jugé à propos de passer outre en ce qui me concerne. Mais cette proposition a été cause que le Constitutionnel a annoncé que l'ouvrage de M. Proudhon sur la Propriété avait été saisi, ce qui a causé quelque rumeur à Besançon. Voilà pour mes affaires; voici pour mes études.
Je commence le Compulsoire de mon deuxième volume. Je viens pour la première fois de me relire, et j'avoue que je me trouve plus savant que je ne le soupçonnais lorsque j'étais dans le travail de la composition. Il y a de belles parties, des morceaux bien frappés dans ce volume; mais en somme je le compare à un volume d'algèbre. Képler travailla dix-sept ans pour arriver à la formule de ses trois fameuses lois, et Dieu sait la niasse énorme de calculs et de chiffres qu'il lui fallut faire pour cette magnifique découverte ; eh bien ! pour comprendre quelque chose au mouvement social, il faut pareillement passer par une série d'opérations, non algébriques, mais métaphysiques. Ce que j'ai fait me convainc que tout est à faire encore dans cette science si décriée sous le nom de métaphysique, et me persuade aussi que je suis dans la bonne voie ; mais le public, où est-il? J'ai quelques travaux commencés sur le droit matrimonial et sur les délits et les peines, travaux que je poursuis d'après une méthode tout à fait semblable à celle de la Propriété; il est étrange à quels paradoxes cela conduit. Mon travail sur la Pénalité surtout est tellement en dehors des idées reçues, que je ne crois pas que cent hommes en France puissent m'entendre. C'est une matière, en vérité, où nul jusqu'à ce moment n'a vu goutte; et moi qui t'en parle je n'y découvre guère que la profonde ignorance et les effrayantes contradictions des docteurs. Mais pour mettre au jour mes idées il me faut une autorité acquise; il faut surtout que l'on soit un peu familiarisé vec mes méthodes,
J'ai fait ici une conquête illustre, un jeune homme de vingt-cinq ans, mon compatriote, très-fort métaphysicien, savant en histoire, auteur d'une histoire philosophique de la Révolution française, en deux volumes in-8°. Cet ouvrage est encore manuscrit ; l'auteur y détermine la part que chaque province a prise au mouvement de 1789 à 1800. L'exposé sommaire qui m'en a été fait promet un ouvrage méthodique, profond exempt de bavardage et de vaines imaginations ; partant un ouvrage qui fera tort à nos célébrités historiques, et conséquemment enfin qui sera peu loué. La propriété est dans la science; tu le sais mieux que personne.
Je désire donner à mon second Mémoire autant d'aménité, de politesse, de grâces insinuantes qu'il y a de colère et de rudesse dans le premier. Je sens aujourd'hui que je me suis fait tort par ma violence, et je veux tâcher de le réparer. Je déplore ce malheur d'autant plus qu'en vérité je me trouve, après lecture, trop fort pour avoir de gros mots. Néanmoins, à part quelques phrases choquantes, je laisserai subsister mon Mémoire tel qu'il est, parce que ce sera pour moi une matière de critique et d'examen. Mais je suis las de ne parler que de moi.
Maguet, Haag, Dessirier et jusqu'à M. Villars, le commensal du dernier, me prient de te faire leurs amitiés, et de te présenter leurs salutations. Réclam, que j'ai vu aujourd'hui, m'a répété combien tu avais été peiné de n'avoir pu m'attendre. Mon cher Bergmann, tu as ici de vrais amis et des admirateurs intelligents et sincères. On m'a parlé d'un article de la Revue de Paris, dans lequel un roquet littéraire avait essayé de te mordre; je ne pense pas que tu ttendes, à cet égard, des consolations. Qu'est-ce que de pareils aboiements te peuvent faire? As-tu vu M. Burnouf ?
Je voudrais savoir en quelques mots ton jugement sur la philosophie allemande, notamment sur celle de Schelling et Hegel, mais principalement sur Kant, que je lis tous les jours. Je me suis mis en tête de refaire une métaphysique ; je t'en ai déjà parlé. Mais, comme là aussi je me sens tout à fait excentrique, j'aurais besoin d'être fortifié de quelques opinions un peu hardies, qui me donnassent courage. Je trouve Kant d'une sublimité qui m'effraie; j'ai peine à le suivre; cependant je crois qu'il a pris un mauvais chemin, qu'il y en a un plus simple et plus court. Je ne voudrais point d'un éclectisme qui rassemblait tant bien que mal Kant et ses trois fameux continuateurs, mais je suis persuadé qu'un jour la philosophie, devenue science exacte, prouvera que ces quatre Allemands se sont approchés du vrai système des choses plus qu'on n'a fait. Mais je pense en même temps qu'il ne faut plus commencer la philosophie par de hautes abstractions, qu'il faut au contraire la finir par ces abstractions. Or, c'est à chercher la méthode métaphysique que je suis surtout occupé, sans m'inquiéter, du reste, d'aucune question particulière, certain qu'une fois la méthode trouvée tout s'en suivra aisément. C'est ainsi qu'avec un système de dix chiffres, méthodiquement combinés, on s'est élevé à des calculs qui auparavant épouvantaient l'imagination, et que le plus subtil entendement ne pouvait faire.
J'exclus de la métaphysique' la psychologie, la morale, l'esthétique, en un mot toutes les sciences ; selon moi, les matériaux de la métaphysique lui sont donnés par les autres sciences, en sorte que pour être meta- physicien, il faut commencer par savoir quelque chose, et que celui qui prétend faire de la métaphysique en dehors de toute science est un homme, comme dit saint Paul, velut aes sonnans aut cymbalum tiniens.
Je bannis la logique, telle qu'on l'enseigne depuis Aristote, de tout enseignement; j'attribuerai volontiers à cette logique tous les maux et toutes les erreurs du genre humain. La logique syllogistique est la première forme de raisonnement, que la raison, se débarrassant de sa spontanéité, emploie; Aristote n'a fait que la réduire en art et en préceptes; mais c'est une source d'erreurs. Or, si cette logique est fausse jusque dans son procédé, ce que je prouverai aisément, par les syllogismes les plus parfaits que les logiciens citent en exemple, une bonne partie de la philosophie de Kant s'évanouit. Pour tout dire enfin, Kant aussi bien que les autres, dans sa logique, dans sa raison pratique et dans sa raison pure, me semble avoir commencé par où j'eusse voulu finir.
Elmerick doit être encore à Strasbourg; il doit 80 francs à Ackermann. Haag de son côté lui en doit au moins autant. Ackermann avait compté que ces deux messieurs s'acquitteraient envers lui en payant les dettes qu'il a laissées chez son tailleur et son bottier ; ils n'en n'ont rien fait. Deux mémoires de fournitures ont été présentés, je crois, à M. Bourret, qui les a présentés à M. Cuvier, qui me les a renvoyés à Besançon par M. Cucuel. J'ai réprimandé Haag de sa négligence; fais en autant à Elmerick si tu le rencontres.
Je t'embrasse de tout mon coeur, et je te prie d'excuser mes longues causeries. Je me propose de l'écrire encore une fois avant le nouvel an. Ma petite imprimerie marche doucement; si je ne puis la soutenir, je tomberai plus bas que je n'étais en 1837.
Ton ami,P.-J. PROUDHON.
P.-S. Je suis rue Jacob 16. J'ai été obligé de quitter Dessirier parce que j'étais trop éloigné du centre de mes études, et que d'ailleurs la vie commune m'est une cause perpétuelle de dissipation.