1841-04-24, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Bergmann.

Mon cher Bergmann, si la poste fait bien son service, tu recevras avec cette lettre un exemplaire de mon nouveau Mémoire. Je suis en ce moment, comme il arrive à tout auteur, fort inquiet du sort de ce nouvel écrit; j'ai déjà la certitude qu'il me fera beaucoup d'ennemis, point de prôneurs ; Dieu veuille qu'il ne me rende pas ridicule ! Le commencement est sec et austère ; le milieu un peu plus intéressant, à cause de la partie historique ; j'ai tâché de rendre la fin, composée de controverses, la moins insupportable qu'il m'a été possible. Ce qui m'ennuie le plus du métier d'auteur, c'est d'être obligé d'amuser le lecteur, quand il devrait lui suffire que je raisonne juste.

Tu trouveras peut-être le style de cette brochure encore trop guindé, et le ton que j'affecte de prendre trop fanfaron et trop crâne : c'est un tic d'originalité que je ne recherche pas, dont il me sera très-difficile de me dépouiller tout à fait, et que je tâche de rendre aussi tolérable que je puis. D'ailleurs, il semble qu'aujourd'hui il suffise de crier et de menacer pour avoir raison : cela sert avec les sots ; les sages aperçoivent le motif et pardonnent à l'auteur.

Laissons ce discours et parlons de mes études, puisque tu ne me dis rien des tiennes. Te rendre compte de mes pensées, de mes découvertes, ce n'est point parler de moi-même , c'est causer avec toi de ce qui nous occupe tous les deux : la science de l'homme et de la nature.

Or, il me semble que mes idées se précisent de plus en plus, et que je marche directement à la restauration— si toutefois nous ne devons pas dire : à la création — de la philosophie comme science. M. Jouffroy l'a très-bien dit, et tout ce qu'il a fait en philosophie se réduit à cette unique proposition, qu'il a délayée en deux cents pages : La philosophie n'est pas encore définie, ni dans son but, ni dans son objet, ni dans sa méthode. Or, voici comment j'entends faire à mon tour une philosophie : appliquer le raisonnement et la méthode sur toutes les parties de la religion et de la morale, comme je le fais en ce moment pour la politique, comme les savants spéciaux l'ont fait pour l'histoire naturelle, la physique et les mathématiques, comme depuis quelques années les linguistes le font pour les langues ; puis généraliser, par la comparaison et l'induction, les méthodes et les lois de toutes ces sciences, et de toutes ces espèces former un GENRE, qui sera, in abstracto superiori, la philosophie.

Tu vois donc que mes études économiques et législatives sont, à proprement parler, une série d'expériences logiques qui me mèneront je ne sais où, mais bien sûrement quelque part. Il y a plaisir à s'entretenir avec toi de ces choses, parce que tu les entends très-bien, tandis que le monde n'est pour les philosophes de l'école qu'un pêle-mêle indéchiffrable.

J'écrivais aujourd'hui même au professeur Blanqui, dans le billet d'envoi que j'ai joint à son exemplaire

« Pour que la jurisprudence et la politique deviennent une science, il leur faut leur matière d'expérience et un champ d'observation. Or, la matière d'expérience est l'homme et la société ; le champ d'observation est l'histoire, les religions, les lois, les coutumes, les croyances, l'économie politique, etc.

« Qu'ont fait jusqu'à ce jour les légistes? Ils n'ont jamais su que partir de ce qu'ils appellent une loi, c'est-à-dire d'une tradition, et l'appliquer, par voie de déduction syllogistique, jusque dans les derniers détails. Mais il arrive souvent qu'une loi, poussée dans ses conséquences, est contredite par une autre ou démentie par le sens commun et par la nature même : que font alors nos jurisconsultes ? — Ils critiquent l'une et l'autre loi ? — Point du tout ; ils cherchent dans leur sac à traditions quelque vieille solution de commentateur, et se tirent de ce mauvais pas en suivant chacun l'opinion qui est le plus de son goût, etc. »

Dans le premier Mémoire que j'écrirai, je commencerai à faire usage des principes que j'ai établis, et je ferai la critique de la Charte et du Code par voie d'expérience, d'observation, de comparaison, de généralisation et de synthèse. En repassant dans ton esprit ce que j'ai fait jusqu'à présent, tu comprendras parfaitement ce qui me reste à faire, le degré de certitude auquel je puis arriver, etc. Cela doit te paraître aussi simple qu'infaillible ; eh bien ! je puis t'affirmer que pas un juge, pas un avocat, pas un légiste ne comprend ces choses-là. Il est prodigieux combien leur ignorance et leur fatuité sont grandes.

Je travaille ferme à mon ouvrage de jurisprudence criminelle ; dans un mois d'ici, j'aurai préparé la matière d'un volume in-8° ; il en faut deux. Celte étude m'a fait voir bien des choses curieuses, dont je garde jusqu'à nouvel ordre une partie, et dont l'autre ne doit d'abord me rapporter aucune gloire. Mais le diable est fin, et ne perd jamais tout. Ecoute ma confession.

J'ai affaire à un assez brave homme, totalement dépourvu de génie, mais qui se pique d'esprit, et qui n'est qu'un véritable loustic, sans dignité comme sans intelligence. Il s'est mis en tête de devenir auteur, afin de parvenir, soit à la présidence dans un tribunal, soit à la députation. Mais il est incapable de quoi que ce soit ; il lui fallait un aide qui prêtât la science et les idées, tandis que lui fournirait son nom. Tu te rappelles en quelle circonstance j'ai accepté cette singulière corvée. Mon particulier veut faire le libéral ; l'homme a des idées larges et généreuses, mais il ne comprend ni l'égalité, ni la souveraineté du peuple ; il se déclare aristocrate et traite volontiers les radicaux de charlatans et d'escrocs. Le malheureux !...

Voici comment nous travaillons : je fournis sur chaque chapitre ma philosophie, mes idées, etc., etc., et lui brode quelques fadeurs de pratique ou quelques billevesées qui lui passent par le cerveau, et qu'il croit des choses nouvelles et descendues du ciel. Il n'a rien lu, et, avec une heureuse mémoire, ne sait que du droit romain ou gallican et des vers.

Généralement, ma philosophie et mes idées lui paraissent fort ingénieuses, belles, intéressantes, neuves ; ce ne sont pourtant que des transformations des diverses propositions de mon livre sur la Propriété. Pour faire accepter à cet homme les doctrines les plus opposées à ses instincts, il suffit de lui présenter sous un aspect particulier ce que l'année prochaine tu me verras généraliser avec une effroyable rigueur.

Je suis donc ici comme Satan auprès de notre première mère : je fais aller ce pantin comme je veux, et quand l'ouvrage aura paru, quand vingt plumes d'amis ou de gens de lettres parasites auront bien prôné l'ouvage, quand il aura obtenu un succès quelconque, et j'espère que comme innovation dans le domaine de la jurisprudence il en obtiendra ; quand enfin le public et l'auteur auront bien mordu à l'hameçon, alors, tout en me gardant de dévoiler le mystère, je viendrai sommer l'un de poursuivre sa tâche, et l'autre d'accepter les conséquences que je lui démontrerai. En un mot, ce que je fais maintenant est un véritable sic vos non vobis, qui fera mourir de peur mon patron et surprendra le public. Le but immédiat de ce petit complot sera de faire d'un magistrat de la capitale de France un antipropriétaire et un égalitaire renforcé, ou de le faire passer pour un sot ; puis d'accoutumer la presse aux doctrines d'égalité et aux innovations politiques ; enfin, le but ultérieur sera de préparer les esprits à concevoir l'ensemble des réformes philosophiques que l'état de la société appelle.

C'est, comme tu vois, prendre mes mesures de loin. Ce que je t'annonce, je le poursuis et l'exécuterai en toute sécurité de conscience ; mon bourgeois n'est pas de ces hommes avec qui je doive garder des ménagements; d'ailleurs, je prétends bien le traiter avec honneur et convenance.; mais quant à le pousser au dernier terme de ses idées, je le ferai sans pitié. Il est sûr d'être réduit ou à désavouer son propre livre, ou à se laisser passer pour dupe, ou bien enfin à crier égalité plus haut que moi.

Mes observations de chaque jour sont loin de me réconcilier avec la Propriété. Je vois, je touche à chaque instant la crapule et l'égoïsme propriétaire. Sur ce sujet, j'en aurais trop à dire, et ma lettre est trop avancée. Crois bien, mon cher Bergmann, que, si ma vertu peut faiblir et ma volonté fléchir, ma haine de la Propriété est irréconciliable.

J'ai reçu, par un jeune homme venu de Berlin, une lettre d'Ackermann ; il vient d'être nommé pour travailler à une édition des oeuvres du grand Frédéric, entreprise qui pourra durer sept ans. — Il aimait aussi une jeune personne que l'inégalité des fortunes lui ôtait l'espoir d'épouser, ce dont il enrageait beaucoup. J'ignore si ses fonctions de correcteur royal raccommoderont ses affaires.

Maguet vient de partir pour son pays, où il passera six semaines. Il a perdu sa mère, et il consolera son vieux père, avant de passer son dernier examen.

J'irai à Besançon au 1er août ; je compte t'écrire encore une fois avant cette époque et te parler de l'état de mes affaires. Je suis encore énormément endetté ; j'étais perdu, si mon dernier terme m'eût été retiré et que je n'eusse pas trouvé une vache à lait.

Notre préfet du Doubs est en ce moment à Paris, occupé à faire la cuisine pour les futures élections. Je vais lui envoyer un exemplaire de mon Mémoire, avec une belle lettre de protestation de mon amour pour l'ordre, etc.

La politique, à Paris, n'est plus qu'un mot. L'esprit public est tué ; les radicaux sont démoralisés et annihilés par leur ineptie et leur incapacité ; le gouvernement est fort ; Louis-Philippe triomphe sur tous les points. Nous sommes renvoyés à quatre ou cinq ans pour les réformes. Tout le monde se demande qui doit être dupe dans l'affaire des fortifications ; je ne doute pas que tous les partis ne songent de leur côté, aussi bien que Louis-Philippe, à s'en servir un jour ; mais je crois que celui qui tient tiendra longtemps. Les procès de presse vont leur train ; le National est menacé dans son existence, ce qui, du reste, est peu regrettable. Le peuple est apathique; la jeunesse, épicurienne et immorale; toute la nation, insouciante et lâche ; j'ignore vraiment ce qu'il en arrivera. Un ouragan passera-t-il encore sur la France ?... Je ne sais, mais je ne le souhaite pas.

Adieu, porte-toi bien, et fais-moi part de tes observations, quand tu m'auras lu. En France, le mauvais goût, les vices de forme sont encore plus à craindre que le défaut du raisonnement, que peu de gens sont à même de suivre.
Je t'embrasse.

P.-J. PROUDHON.