1841-01-06, de Pierre-Joseph Proudhon à Messieurs de l'Académie de Besançon.

Messieurs, au moment où votre lettre officielle en date du 24 décembre dernier m'est parvenue, je me disposais à écrire à M. le secrétaire perpétuel de votre compagnie pour lui faire part de la prochaine réimpression de mon ouvrage sur la Propriété, et, à cette occasion, lui exposer avec franchise toute ma pensée. Je m'estime donc heureux d'avoir à m'expliquer aujourd'hui devant vous et de pouvoir rendre communes à l'Académie des confidences que je ne destinais d'abord qu'à son digne et fidèle organe.

Tous les griefs que l'on accumule contre moi se réduisent à un seul. J'ai fait un livre, ou pour mieux dire une déclaration de guerre a la propriété ; j'ai attaqué l'ordre social dans sa base actuelle ; j'ai nié, avec une rare préméditation et un acharnement sans exemple, la légitimité de tous les pouvoirs; j'ai ébranlé toutes les existences; je suis en un mot un révolutionnaire. Tout cela est vrai ; mais en même temps, et pour la première fois peut-être, tout cela est parfaitement moral et plus digne d'éloge que de blâme. Ce que j'ai à dire ici ne devant recevoir aucune publicité, l'on ne saurait sans injustice me prêter l'orgueil de la contradiction ou la fatuité de me poser, comme sur un théâtre, en victime de mes opinions. Qu'il me soit donc permis de me défendre en toute liberté et simplicité.

Oui, j'ai attaqué la propriété ; mais, Messieurs, daignez jeter les yeux autour de vous. Considérez vos députés, vos magistrats, vos philosophes, vos ministres, vos professeurs, vos publicistes ; comptez avec moi les restrictions que le besoin de chaque jour, au nom de l'intérêt général, apporte à la propriété ; mesurez les brèches déjà faites ; évaluez celles que la société tout entière médite de faire encore ; ajoutez ce que renferment de commun, sur la propriété, toutes les théories ; interrogez-vous vous-mêmes, et puis dites-moi ce qui restera dans un demi-siècle de ce vieux droit de propriété? et tout à l'heure, en me découvrant tant de complices, vous me trouverez moins coupable.

Qu'est-ce que la loi d'expropriation pour cause d'utilité publique à laquelle tout le monde a applaudi, et que l'on ne juge pas encore assez expéditive ? Une violation flagrante du droit de propriété. La société indemnise le propriétaire dépossédé, mais lui rend-elle ces souvenirs traditionnels, ce charme poétique, cet orgueil de famille qui s'attache à la propriété ? Naboth et le meunier de Sans-Souci eussent protesté contre la loi française, comme contre le caprice de nos rois : « C'est l'héritage de nos pères ! se fussent-ils écriés, nous ne le vendrons pas. » Chez les anciens, le refus du particulier arrêtait la puissance de l'État ; la loi romaine fléchissait devant l'obstination du citoyen, et un empereur, Commode, si je ne me trompe, abandonna le dessein d'élargir le Forum, par respect pour des droits qui refusaient de s'abdiquer. L'homme imprime sa trace, son caractère, sa volonté sur la matière façonnée de ses mains ! Cette force plastique de l'homme est, au dire des modernes jurisconsultes, le sceau qui fait de la matière une chose inviolable et sacrée. Et cependant, lorsqu'il a plu à une commission administrative de déclarer qu'il y a utilité publique, la propriété doit céder à la volonté générale.

Ce n'est là, dira-t-on, qu'une exception qui confirme le principe et dépose en faveur du droit. Je le veux ; mais de cette exception nous allons passer à une autre, de celle-ci à une troisième, et d'exceptions en exceptions nous réduisons la règle à une pure entité.

Combien pensez-vous, Messieurs, que le projet de conversion des rentes compte en France de partisans ? J'ose dire tout le monde, excepté les rentiers. Or, cette prétendue conversion est une vaste expropriation, et cette fois sans indemnité aucune. Une inscription de rente est un véritable immeuble, sur le revenu duquel le propriétaire compte en toute sécurité; son droit, c'est la promesse tacite du gouvernement emprunteur de servir l'intérêt au taux convenu, aussi longtemps que le rentier ne demandera pas son remboursement. Qui obligerait celui-ci, en effet, de placer son argent sur l'État, plutôt que d'acheter des maisons ou des terres ? Lors donc que vous forcez le capitaliste de supporter une diminution d'intérêt, vous lui faites banqueroute de toute la différence, et comme, par la généralité et le retentissement de la mesure, un placement aussi avantageux lui devient impossible, vous avilissez sa propriété.

Ce n'est point assez de pouvoir déposséder un citoyen pour cause d'utilité publique, on veut encore le déposséder pour cause d'utilité privée. De toutes parts on réclame une révision de la loi sur les hypothèques ; on demande, dans l'intérêt même des débiteurs et au bénéfice de toute espèce de créance, une procédure qui rende l'expropriation d'immeubles aussi prompte, aussi facile, aussi efficace que celle du protêt de commerce. Or, savez-vous, Messieurs, où aboutit une pareille transformation du régime hypothécaire ? A monétiser, si j'ose ainsi dire, les propriétés immobilières ; à les accumuler dans des portefeuilles, à extirper du coeur de l'homme jusqu'au dernier sentiment de famille, de nationalité, de patrie ; à rendre sa personnalité de plus en plus solitaire, indifférente à tout ce qui lui est extérieur, concentrée dans un seul amour, celui de l'argent et des billets de banque.

Certes, ce n'est pas ainsi que j'entends, moi, l'abolition de la propriété.

Que faisaient ces jours derniers nos représentants occupés dans leurs bureaux d'une loi sur le travail des enfants dans les manufactures ? Messieurs, ils conspiraient contre la propriété. Car leur règlement pourra bien empêcher le fabricant de faire travailler un enfant au delà de tant d'heures par jour, mais il ne le forcera pas d'augmenter le salaire de cet enfant ni celui de son père. Aujourd'hui, dans un intérêt hygiénique, on diminue la subsistance du pauvre. Demain, il faudra l'assurer par un minimum d'appointements. Mais établir un minimum d'appointements, c'est forcer la main du propriétaire, c'est contraindre le maître d'accepter son ouvrier comme associé, ce qui répugne au droit de libre industrie et rend obligatoire l'assurance mutuelle. Une fois entré dans cette voie, on ne s'arrête plus : peu

à peu, le gouvernement se fera manufacturier, commissionnaire , débitant ; lui seul aura la propriété. Pourquoi, à toutes les époques, les ministres d'État ont-ils si fort redouté de toucher à la question des salaires ? Pourquoi se sont-ils toujours abstenus d'intervenir entre le maître et l'ouvrier ? C'est qu'ils savaient combien la propriété est chatouilleuse et jalouse, et que, la regardant comme le principe de toute civilisation, ils savaient qu'y porter la main c'était ébranler la société jusque dons ses fondements.

Et, Messieurs, cette inévitable conséquence où la nécessité entraîne le pouvoir n'est pas de ma part une vaine imagination ! Voilà qu'on demande à la puissance législative, non plus seulement de régler la police des manufactures, mais de créer elle-même des manufactures. Entendez-vous ces millions de voix qui crient de tous côtés : à l'organisation du travail ; à la création d'ateliers nationaux? Toute la classe travailleuse est émue ; elle a ses journaux, ses organes, ses écoles, ses représentants. Pour garantir le travail à l'ouvrier, pour équilibrer la production avec la vente, pour mettre d'accord les propriétaires industriels, on invoque aujourd'hui , comme remède souverain, une maîtrise unique, une seule jurande, une seule fabrication, car tout cela, Messieurs, est renfermé dans l'idée d'ateliers nationaux. Je veux à ce sujet vous dire les vues d'un illustre économiste, au demeurant zélé défenseur du droit de propriété.

L'honorable professeur du Conservatoire proposerait donc entre autres : — 1° De réprimer l'émigration des travailleurs de la campagne dans les villes. Or, pour retenir le paysan dans son village, il faut lui en rendre le séjour supportable ; voilà donc l'agriculture comme l'industrie mise en train de réforme ; où s'arrêtera le mouvement? — 2° De fixer pour chaque métier une unité moyenne de salaire, variable selon les temps et les lieux, et d'après des données certaines. C'est-à-dire qu'afin de garantir aux propriétaires leurs bénéfices, on leur en ôtera une part pour la donner aux travailleurs. Or, je dis, moi, que cette part à la longue s'enflera si bien qu'il y aura égalité de revenu entre le prolétaire et le propriétaire. — 3° Les ateliers nationaux ne devraient marcher que pendant les moments de stagnation de l'industrie ordinaire. Dans ces cas, ils s'ouvriraient comme de vastes déversoirs au flot de la population ouvrière. Mais, Messieurs, quand l'industrie privée se repose, c'est qu'il y a chez elle surabondance de produits, et qu'elle manque de débouchés : si donc la production se continue dans les ateliers nationaux, comment la crise finira-t-elle ? D'un autre côté, il faudra au gouvernement des capitaux pour payer les ouvriers ; or, ces capitaux, qui les fournira? L'impôt. Et l'impôt, qui est-ce qui le paye ? La propriété. Voilà donc l'industrie propriétaire soutenant contre elle-même, et à ses frais, une invincible concurrence. Que pensez-vous que devienne dans ce cercle fatal le droit de propriété ?

La tendance à faire payer aux propriétaires le budget des ateliers nationaux et des manufactures publiques est si profonde et si forte, que, depuis plusieurs années, sous le nom de RÉFORME ÉLECTORALE, elle possède exclusivement l'opinion.

En effet, qu'est-ce, en dernière analyse, que cette réforme électorale, que plus d'un parmi vous, Messieurs, j'en suis sûr, appelle de ses voeux secrets ? C'est l'intervention des masses populaires dans le vote de l'impôt et dans la confection des lois, lesquelles lois, ayant presque toujours pour objet des intérêts matériels, touchent toutes, de près ou de loin, à des questions d'impôt ou de salaires. Or, le peuple, instruit de longue main par ses journaux, par ses spectacles, par ses chansons, par ses économistes, sait aujourd'hui que l'impôt, pour être équitablement réparti, doit être progressif et s'attaquer surtout aux riches ; qu'il doit porter sur les objets de luxe, etc., etc. Et comptez que le peuple, une fois en majorité dans la Chambre, ne se fera pas faute d'appliquer ces leçons; déjà nous avons un ministère des TRAVAUX PUBLICS ; viennent les ateliers nationaux et, par une savante dérivation, l'excédant du revenu du propriétaire sur le salaire moyen de l'ouvrier, emporté par la taxe du percepteur, ira s'engouffrer dans la caisse des travailleurs de l'État. Voyezvous d'ici, Messieurs, la propriété réduite peu à peu, comme la noblesse d'autrefois, à n'être plus qu'un titre nominal, une distinction honorifique?

Pas une école aujourd'hui, pas une opinion, pas une secte qui ne rêve de museler la propriété. Nul ne l'avoue, parce que nul encore n'en a conscience ; trop peu d'intelligences sont capables de saisir spontanément et de plein saut cet ensemble de causes et d'effets, de principes et de conséquences, par lequel j'essaie de vous démontrer la disparition prochaine du droit de propriété ; d'autre part, les idées qu'on s'en forme sont trop divergentes et mal déterminées. Ainsi, dans la région moyenne et basse de la littérature et de la philosophie, aussi bien que dans le vulgaire, on s'imagine que, la propriété abolie, nul ne jouira du fruit de son travail ; que personne n'aura rien en propre ; qu'une communauté tyrannique s'établira sur les ruines de la famille et de la liberté. Chimères, qui soutiennent pour quelques moments encore la cause du privilège.

La notion la plus exacte de la propriété nous est donnée par le droit romain, en cela suivi fidèlement par les anciens jurisconsultes ; c'est le domaine absolu, exclusif, autocratique, de l'homme sur la chose, domaine qui commence par l'usurpation, se continue par la possession et reçoit enfin sa sanction de la loi civile ; domaine qui identifie l'homme et la chose, de telle sorte que le propriétaire peut dire : « Celui qui exploite mon champ est comme celui qui me ferait travailler moi-même ; donc il me doit récompense. » Aussi Pothier disait-il : « le domaine de propriété, » et non pas simplement la propriété ; et les plus savants jurisconsultes, à l'instar du droit romain, qui reconnaissait un droit de propriété et un droit de possession, ont distingué soigneusement entre le domaine et le droit d'usufruit, d'usage et d'habitation, que je regarde comme devant supplanter le premier et finalement constituer toute la jurisprudence.

Mais admirez, Messieurs, la maladresse des systèmes, ou plutôt la fatalité de la logique : tandis que le droit romain et tous les savants qui se sont inspirés de ses textes enseignent que la propriété est un droit de premier occupant, consacré par la loi, de nouveaux légistes, mécontents de cette définition brutale, se sont avisés que la propriété avait pour base le travail. Aussitôt on a tiré cette irréfragable conséquence, que celui qui ne travaille plus et qui fait travailler un autre à sa place perd son droit, au bénéfice de celui-ci. Dès lors, plus de propriété. C'est ce qu'ont parfaitement compris les anciens de la robe, qui n'ont pas manqué de se récrier contre ces nouveautés, tandis que la jeune école huait de son côté l'absurdité du premier occupant. D'autres se sont présentés, qui ont prétendu concilier les deux opinions en les syncrétisant ; ils ont échoué comme tous les juste-milieux du monde, et l'on s'est moqué de leur éclectisme. Maintenant, l'alarme est au camp de la vieille doctrine ; de tous côtés il pleut des Défenses de la propriété, des Études sur la propriété, des Théories de la propriété, dont chacune donnant le démenti aux autres peut être regardée comme une plaie faite à la propriété.

Les ressources ordinaires du droit ne suffisant plus, on a consulté la philosophie, l'économie politique, les faiseurs d'hypothèses ; tous les oracles obtenus ont été désespérants. Les philosophes ne sont pas plus clairs aujourd'hui que du temps de l'efflorescence éclectique ; toutefois, après leurs mystiques apophthegmes, on distingue les mots de progrès, d'unité, d'association, de communion, de solidarité, de fraternité, qui certes n'ont rien de rassurant pour les propriétaires. L'un de ces philosophes a même fait deux gros livres où il démontre par toutes les religions, les législations et les philosophies, que l'égalité des conditions est la loi de la société. Il est vrai que cet écrivain admet la propriété ; mais, comme il ne s'est point embarrassé de dire ce qu'est la propriété dans l'égalité, on peut hardiment le ranger parmi les antagonistes du droit du domaine. Les philosophes auront toujours le privilège de faire naître les difficultés et de ne jamais les résoudre.

Les économistes conseillent d'associer le capital et le travail. Allant au fond de leur doctrine, on ne tarde pas à s'apercevoir qu'il s'y agit d'absorber la propriété non plus dans une association, mais dans une communauté universelle et indissoluble. En sorte que la condition du propriétaire ne différerait plus de celle de l'ouvrier que par un plus gros traitement. Ce système, avec des accessoires particuliers et quelques embellissements, est la pensée même du phalanstère ; mais il est évident que, si l'inégalité est un des attributs de la propriété, elle n'est pas toute la propriété; car ce qui rend la propriété chose délectable, comme disait je ne sais plus quel philosophe, c'est la faculté de disposer à volonté non pas seulement de la valeur de son bien, mais de sa nature spécifique, de l'exploiter selon son plaisir, de s'y fortifier et de s'y clore, d'en faire tel usage que l'intérêt, la passion et le caprice même suggèrent. Qu'est-ce qu'une jouissance en numéraire, une action sur une entreprise agricole ou industrielle, un coupon de grand-livre, à côté du charme infini d'être maître dans sa maison et dans son champ, sous sa vigne et sous son figuier? Plaisant projet de réformel On ne cesse de déclamer contre la soif de l'or et contre l'individualisme croissant du siècle, et puis, par la plus inconcevable contradiction, on s'apprête à transformer toutes les espèces de propriétés en une seule : la propriété des écus !

Ce résumé rapide est loin d'embrasser tous les éléments politiques, tous les accidents de législation, toutes les institutions et les tendances qui menacent l'avenir de la propriété; mais il doit suffire pour quiconque sait généraliser des faits et en dégager la loi, l'idée, qui les domine. La société semble maintenant abandonnée au démon du mensonge et de la discorde, et cette triste apparence est ce qui désole si profondément nombre d'esprits distingués, mais qui ont trop vécu dans un autre âge pour avoir l'intelligence du nôtre. Or, tandis que le spectateur à courte vue se prend à désespérer de l'humanité et se jette, en blasphémant ce qu'il ignore, dans la fatalité ou dans le scepticisme, le véritable observateur, certain de l'esprit qui gouverne le monde, cherche à comprendre et à deviner la Providence. Le Mémoire sur la Propriété, publié l'année dernière par le pensionnaire de l'Académie de Besançon, n'est pas autre chose qu'une étude de ce genre.

Qu'ai-je fait, Messieurs, dans cet essai déféré à votre justice par je ne sais quelles ignorantes et malignes instigations? Cherchant un axiome inébranlable à nos certitudes sociales, j'ai d'abord ramené à une question unique et fondamentale toutes les questions secondaires, si vivement et si diversement controversées de nos jours ; celte question a été pour moi le droit de propriété. Puis j'ai cherché par l'analyse et par une sorte d'expérimentation métaphysique, comparant les unes aux autres toutes les doctrines et en dégageant les éléments communs, ce qui, dans l'idée do propriété, était nécessaire, immuable, absolu; et j'ai affirmé que cette idée se réduisait à celle de Possession individuelle, transmissible, susceptible non d'aliénation, mais d'échange, ayant pour condition le travail, non une occupation fictive ou une oisive volonté. J'ai dit de plus que cette idée était la résultante de nos mouvements révolutionnaires, le point culminant vers lequel convergent, en se dépouillant peu à peu de ce qu'elles ont de contradictoire, toutes les opinions nouvelles, et je me suis efforcé d'en donner la démonstration par l'esprit des lois, par la psychologie, par l'économie politique et par l'histoire.

Si je me suis trompé dans mes inductions, il faut le montrer et me tirer d'erreur; j'ai fait assez pour cela, et la chose en vaut assurément la peine ; il n'y a pas lieu à châtiment. Car, comme le disait un conventionnel que la guillotine ennuyait : Tuer n'est pas répondre.

Jusque-là, je persiste à regarder mon oeuvre comme utile, sociale, digne de récompense et d'encouragement. Mais ce n'est pas ici le heu d'indiquer les lumières que les hommes chargés du gouvernement pourraient en tirer pour l'administration de la chose publique.

Pour moi, je sais une chose : les peuples vivent d'idées absolues, non de conceptions approximatives et partielles ; donc il faut des écrivains qui définissent les principes ou qui, du moins, les épurent au feu de la controverse. Telle est la règle : l'idée d'abord, l'idée pure, l'intelligence des lois de Dieu, la théorie ; la pratique suit à pas lents, circonspecte, attentive à la succession des événements et fidèle à saisir, sur le méridien éternel, les indications de la Raison suprême.

Ainsi, fort de mes intentions, certain d'avoir contribué à la connaissance du vrai, j'attends sans impatience, du temps, la justice qui m'est due, et je dédaigne cette hypocrite et calomnieuse accusation d'avoir, par un écrit incendiaire, provoqué... Quoi! seriez-vous donc institués pour juger les délits de presse, Messieurs?... Vous pouvez vous déshonorer par un abus de pouvoir, mais je ne contribuerai pas à votre honte en reconnaissant votre compétence. Proscrivez ma personne et mon livre; un jour peut-être le pouvoir, quel qu'il soit, m'honorera. Mon caractère connu me recommandera seul; je n'aurai pas besoin de changer de conduite ni de maximes.

Je veux maintenant répondre brièvement à quelques reproches secondaires qui m'ont été adressés.

I. On a censuré amèrement le ton de mon livre. A cet égard, je ne me repens que d'une chose, et je n'ai pas attendu les observations de l'Académie pour faire amende honorable à qui de droit : c'est d'avoir montré contre le privilège de propriété une irritation trop vive, et par là d'avoir laissé croire aux simples que j'étais, moi aussi, l'un de ces conspirateurs forcenés qui s'en prennent à la société des maux qu'ils ne doivent qu'à leurs vices, et dont les haines ténébreuses menacent tous les gouvernements, comme leur immoralité repousse toute discipline. Ma diatribe, ab irato sans doute, aura manqué son effet sur quelques intelligences paisibles ; quelque pauvre ouvrier, plus ému de mes Sarcasmes passionnés que frappé de mes arguments, aura conclu que la propriété est le fait d'un éternel machiavélisme des gouvernements contre les gouvernés. Déplorable erreur, dont mon livre est lui-même la meilleure réfutation ! Tel est le seul regret que me laisse une indignation qui, si elle n'est pas sainte dans son objet, du moins fut excusable dans sa source. Quand un homme, après trente ans d'une vie laborieuse, se voit encore à la veille de manquer de pain, et que tout à coup il découvre dans une équivoque de langage, dans une erreur de comptabilité, la cause du mal qui le tourmente, lui et tant de millions de ses semblables, il est bien difficile qu'il ne lui échappe un cri de douleur et d'épouvante. Ces réflexions, vous les regarderez peutêtre comme le fruit d'une imagination malade; mais, Messieurs, souffrez que je le dise, quelque chose vous manque pour en sentir la justesse : vous n'êtes pas préparés par des études spéciales, suffisantes, à prononcer sur une théorie de la Propriété.

II. Autre grief. J'ai accusé audacieusement non-seulement l'autorité de l'Église chrétienne, mais sa fidélité dans la justice et la morale. Ma réponse sera simple et catégorique : je l'ai fait à dessein et pour la gloire de la religion; j'ai voulu ménager au christianisme l'éclat d'un triomphe au milieu des attaques sans nombre dont il est devenu l'objet; c'est ce que j'expliquerai dans mon deuxième Mémoire.

III. On me reproche d'avoir associé l'Académie à ma pensé, et, par là, de l'avoir compromise. Il y a dans ce grief encore plus de niaiserie que de malveillance. Je relis ma Préface, et je n'y vois que l'hommage, de ma part fort naturel, de ce qui m'a semblé la vérité, à ceux à qui je devrais certainement de l'avoir découverte. Je trouve même ce voeu formellement exprimé : Puissiezvous vouloir l'égalité comme je la veux moi-même, etc... Est-ce vous supposer égalitaires que de vous souhaiter l'amour de l'égalité ?

IV. Enfin on s'est plaint que j'eusse dédié mon ouvrage à l'Académie sans sa permission. J'ai eu, une première fois déjà, l'honneur de représenter à l'Acamie que ma Préface était un compte rendu, et nullement une dédicace. Une dédicace, Messieurs, c'est une espèce de dithyrambe en prose traînante et à plis flottants sur les qualités vraies ou supposées de celui qui l'accepte. Ici on le complimente sur sa noblesse, là on vante sa fortune, on loue sa beauté, on exalte son génie, on préconise ses vertus, surtout on encense le goût qu'il déploie dans le genre auquel appartient l'ouvrage placé sous sa protection. Mais dans quelle dédicace vit-on jamais un auteur parler de ses études, de ses progrès, des causes qui ont amené le choix de sa thèse; raconter ses inspirations, ses antipathies, ses espérances? Voilà,Messieurs, tout ce que j'ai fait; et il serait difficile de dire comment, ayant à traiter avec vous de l'emploi de mon temps et de la direction de mes travaux, je pouvais le faire d'une manière plus respectueuse.

Mais, dit-on, pourquoi imprimer ce compte rendu? pourquoi mêler à vos élucubrations privées le nom inviolable de l'Académie?

Messieurs, en adressant mon travail à l'Académie, je n'ai pas entendu parler aux hommes qui, dans un moment donné, la composent. Ce n'est point à M. Alviset, le premier président, ni à M. Monnot, le président, ni à M. Guillaume, le juge, ni à M. Clerc, l'ancien avocat général, ni à M. Curasson, le praticien, ni à M. Doney, le philosophe, ni à M. Ruellet, le succursaliste, ni à personne enfin. Ce n'est point aux quarante citoyens dont les honorables individualités représentent phénoménalement les sciences, belles-lettres et arts, en Franche-Comté que j'ai fait hommage de mon livre; c'est en eux, à l'Académie, à son unité collective, permanente, indivisible, non infaillible, mais capable d'acquérir tous les jours des lumières nouvelles et de revenir d'une erreur passagère. Or, cet hommage volontaire, absolu, sans arrière-pensée, j'avais le droit de le faire et je ne puis le rétracter, et vous, Messieurs, vous ne pouvez m'en faire un crime. Repoussez la solidarité de ma doctrine, c'est votre droit, ce peut être votre devoir ; comme citoyens, en effet, vous pouvez adhérer à mes opinions, mais comme membres d'un corps savant une semblable adhésion serait, je le suppose, prématurée, partant imprudente et blâmable. Il n'est pas bon en général qu'une Académie prenne l'initiative du mouvement intellectuel, non plus que des réformes politiques. Sa règle est d'observer, d'attendre et de laisser au temps à éprouver les idées ; mais là s'arrête votre prérogative. Craignez pour votre gloire une méprise funeste; les hommes passent, la pensée demeure; quand vous m'aurez blâmé à la pluralité des suffrages, le temps, ce changeur de formes, me refera une majorité. La même Académie qui aujourd'hui m'incrimine peut dans dix ans me récompenser. Je connais quelques-uns de vos successeurs. Eh bien ! Messieurs, si vous me condamnez, déjà ils se promettent de casser votre jugement.

Je dois à l'Académie de Besançon le peu que je sais, je me plais à le reconnaître, et mon habituelle pensée est de lui devoir toujours davantage; rien, jamais, ne saurait altérer les liens de vénération et d'amour qui m'attachent à cette illustre compagnie, et par elle à la Franche-Comté.

Je vous dois aussi beaucoup, à vous, hommes académiciens, et, si je ne l'oublie pas, pouvez-vous sérieusement songer à éteindre en mon coeur ce souvenir? Car enfin, Messieurs, me retirer le titre que je tiens de votre élection, c'est me donner acquit de reconnaissance.

Mais non, non, vous n'userez point envers moi d'une rigueur dont le scandale, n'en doutez pas, Messieurs, retomberait sur vous seuls ; vous ne flétrirez pas d'un blâme public un homme que sa conscience aurait déjà consolé d'une absurde punition. Vous, me punir! et de quoi? De mon incapacité? Ce motif me serait nouveau, je l'avoue. — De mes moeurs? Je vis à Paris avec moins de huit cents francs par an ; ma moralité vaut mieux que la pension Suard.—D'avoir négligé ma fortune pour faire un livre que je n'ose qualifier devant vous, puisqu'il a le malheur de vous déplaire? Alors, Messieurs, vous pensez qu'une vie comme la mienne n'a pas été suffisamment éprouvée et qu'elle manque de quelque chose. Ne pouvant étouffer le passé, vous m'ôterez six mois de vie, vous étoufferez autant qu'il est en vous ma pensée, vous donnerez à mon oeuvre la consécration de l'injustice... Je fuis, je repousse un honneur brigué par tant d'autres; je ne m'estime point assez pur pour souffrir la persécution, et ne connais personne, au temps où nous vivons, qui me semble digne du martyre. Ne profanez pas, Messieurs, cette palme sacrée. Mais j'affirme l'égalité des conditions, et, ce faisant, je renverse la société existante? Messieurs, je ne renverse rien ; comme tout le monde aujourd'hui, je fais de la réforme. Quiconque en douterait prouverait par là seulement qu'il ne conçoit rien aux agitations de la France, et qu'il ne comprend ni son siècle, ni l'esprit humain, ni l'histoire.

Je suis, en attendant votre décision, Messieurs, votre pensionnaire,

P.-J. PROUDHON.