1841-01-10, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Guillemin.

Monsieur Guillemin, depuis ma lettre à Micaud, lettre par laquelle je le priais de me faire cette petite avance, j'ai reçu de singulières nouvelles de l'Académie. On s'est enflammé de nouveau d'un beau zèle contre moi, et ce que l'on me fait craindre est tout justement ce qui m'a empêché, mon cher monsieur Guillemin, de vous assigner un jour fixe de remboursement. Je ne mourrai pas de cette vilenie académique ; mais j'en éprouverai un peu d'embarras. Comptant sur mon dernier semestre comme sur les précédents, je m'étais arrangé en conséquence pour travailler encore six mois au moins à mes uniques affaires de philosophie et de Droit; j'avais même refusé la proposition qui m'avait été faite d'un travail littéraire pour le compte d'un homme qui veut devenir auteur, et qui n'en a pas le temps ; mais la lettre de M. Pérennès et ses sinistres révélations m'ont fait changer d'avis. J'ai dîné hier et avant-hier avec un juge du tribunal de la Seine, qui a besoin d'une espèce de collaborateur pour un ouvrage sur la prison préventive, et il est à peu près convenu que j'irai demeurer chez lui, que je mangerai avec lui le plus souvent, et qu'il me donnera 150 francs par mois pour mes compilations et mes recherches. C'est un homme d'esprit, mais point du tout raisonneur ni métaphysicien ; il destine son livre surtout au grand monde ; mais, comme il y voudrait, avec les grâces légères, une teinte de philosophie et de profondeur, il lui faut un philosophe qui pense pour lui. Il a connaissance de mes idées d'égalité; mais, bien qu'il m'ait déclaré qu'il était opposé à toute idée d'égalité et qu'il se tuerait si l'égalité devait être établie, il ne s'effraie pas de mes principes et conçoit parfaitement qu'un honnête homme puisse soutenir ma thèse. Du reste, c'est un esprit indépendant, libéral et probe. La conduite de l'Académie envers moi l'a révolté, et il m'a exprimé tout le mépris qu'elle lui inspirait. Il croit que je n'ai rien à espérer.

J'ai répondu à l'Académie, comme je suppose qu'elle le désire, j'entends pour la formé seulement; car je suis sûr qu'on ne se soucie pas plus de me voir changer d'idées que de savoir que je persiste. Ce qu'on veut, c'est une spoliation brutale et une flétrissure. L'exemple des tribunaux de la Seine a donné du courage à nos quarante ; ils ont senti combien il serait honteux pour eux de rester en arrière en présence de si beaux exemples. J'ai quelque lieu de soupçonner que M. Tourangin, qui, au mois d'août dernier, m'était favorable, aura changé d'opinion. Nous avions alors pour ministre M. Thiers, et nous avons aujourd'hui Guizot : cela fait une différence. Puis, la cabale est excitée par les partisans de mon concurrent de 1838, par un abbé Péhernot, etc. Je sais que ce jeune homme, actuellement à Paris, compte sur la pension, non pour le mois d'août, mais pour le mois de mars prochain. Quoi qu'il arrive, je suis en mesure, et l'Académie ne me prendra pas au dépourvu. Tout en me tenant dans les termes les plus respectueux, j'ai fait ma défense de manière à pouvoir l'imprimer et à la soumettre au jugement du public ; c'est un pamphlet plutôt qu'une lettre de confidences. J'y joindrai deux autres pièces pour édifier les curieux. Vous sentez que, si j'eusse après condamnation écrit un factum plein de fiel et de colère, cela n'eût rien valu du tout, tandis que ma défense, textuellement publiée, est une pièce irréprochable. Nous verrons donc qui sortira d'ici le plus maltraité, de l'Académie ou de moi. C'est le 15 du courant que l'affaire doit être vidée; je vous serais donc obligé de dire à Micaud de me prévenir dès le jour même par un billet qu'il remettrait à Huguenet, à l'imprimerie, celui-ci ayant à m'écrire en même temps. J'enverrai aussitôt la copie de mes lettres, et on les imprimerait sur-le-champ, pour les répandre gratis. Je ne suis pas d'humeur à me laisser déshonorer sans rien dire.

Au milieu de tout cela, je me vois forcé de différer la réimpression de mon livre que tout le monde semble avoir désigné à l'animadversion du parquet. Il n'y a pas jusqu'à ce cagot repenti de Lamennais qui, pour se défendre, ne m'ait dénoncé d'une manière indirecte. Je me propose de lui en témoigner incessamment ma reconnaissance d'une façon qui fera baisser un peu sa gloire.

Pour préparer les voies à une seconde édition, je vais commencer par publier une lettre critique sur les théories nouvelles de la Propriété, lettre qui devait d'abord entrer dans le volume, mais qui paraîtra à part, pour apprivoiser le parquet. Mon juge m'a déclaré qu'aujourd'hui, le jury étant en train de sévir, je serais sûr d'aller en prison si je réimprimais mon ouvrage. Nous allons donc prendre un biais, et, puisque nous ne pouvons passer par la porte, nous tâcherons d'escalader la fenêtre.

Je vous demande pardon de vous parler si longtemps de mes affaires; mais, depuis que vous êtes pour la seconde fois mon créancier, elles vous touchent nécessairement, et j'ai tout le monde contre moi. Ma Propriété a fait ici du vacarme ; il pleut des Défenses du droit de propriété qui sont à mourir de rire; je vous en donnerai le divertissement dans ma prochaine brochure, que je compte vous envoyer d'ici à un mois. Il faut frapper ferme, mais en riant ; c'est le seul moyen de ne rien craindre. Je vais donc faire un peu la comédie.

Vous savez que le pourvoi de Mme Lafarge a été rejeté. Son défenseur Raspail, l'adversaire d'Orfila, est aujourd'hui un homme coulé dans l'opinion publique ; Orfila l'a convaincu, dans un Mémoire que j'ai lu, plus de quarante ou cinquante fois de mensonges, item de calomnie, item d'ignorance des faits du procès, item d'ignorance en chimie. Le bruit court ici, et une personne de Limoges qui se prétend bien informée l'a affirmé à quelqu'un de ma connaissance, que la Lafarge était grosse. C'est comme la duchesse de Berri. Ne dites pas cela à Micaud. Ce qui est sûr, et tout le monde le sait à Paris, c'est qu'étant jeune fille elle avait des rendez-vous galants. Fiez-vous aux têtes romantiques.

Je ne sais pas si l'on croit à Besançon à la guerre, à la révolution, etc. Ici l'on ne croit plus à rien, et l'on agit en conséquence. On danse, on jouit, on fait l'amour. J'ai exprimé à Micaud dans deux lettres que je ne croyais plus à la proximité d'un changement dans l'ordre des choses; j'ai bien peur qu'il n'ait pris cela pour une approbation du système actuel et pour une espèce de rétractation de mes pensées. Juger le présent et l'avenir est très-différent d'approuver ou de blâmer. Je pense donc, en somme, que la France est déchue, qu'elle glisse doucement sur la pente de sa déchéance, que personne n'a la volonté de remédier au mal, et que les moyens de salut du National, la dictature, la violence, la guerre, sont faits pour nous achever. Placés entre des Marrast et des Girardin, divisés en une classe bourgeoise supérieure, corrompue et épicurienne, et des masses quasi-lettrées, tout est danger, tout est germe de mort pour nous. Si une guerre avec l'Europe éclatait, nul doute que l'issue n'en fût la ruine et le démembrement de la France. L'Alsace rentrerait dans la Confédération germanique ; les Pays-Bas retourneraient à la Hollande ou à la Belgique ; la Franche-Comté formerait un canton suisse, et nous laisserions faire, mon cher monsieur Guillemin. Quand les opinions sont divisées et que les intérêts en dépendent, il doit arriver que les uns ne veulent point pâtir des conseils des autres, et c'est ce qui déterminerait promptement la résignation d'une partie du peuple.

Appréciant les choses de ce point de vue, que puis-je espérer, direz-vous, de ma philosophie? Je tâche d'abord de dire vrai ; peut-être en restera-t-il quelque chose.

Bonjour, monsieur Guillemin.

P.-J. PROUDHON.