Paris 22 février 1840.
Mon cher Bergmann, je t'écris dans l'amertume de mon âme. Tu me demandes si je suis content ? Écoute. Tu m'a cru pauvre, l'année dernière ; cette année, si tu viens à Paris, tu me verras indigent. Je n'ai pour vivre qu'une pension de 1,500 francs : elle est toujours mangée d'avance pour un cinquième, et du reste les deux tiers sont emportés par mes créanciers et ma famille. J'aurai 250 francs pour vivre du 20 mars prochain au 20 septembre. J'ai beau lire, écrire, étudier, je suis opprimé, consterné, flétri. Tantôt je regarde la Seine en passant sur les ponts; d'autre fois je songe à me faire voleur. Le sentiment de ma misère est tel que si demain j'arrivais à la fortune, le cauchemar qui me poursuit ne me quitterait de deux ans. Je ne travaille que pour recueillir des mépris et des malédictions ; mon malheur veut qu'au lieu d'apprendre aux autres des choses qui les amusent et leur plaisent, je n'aurai que de tristes vérités à leur dire, qui me feront haïr et bafouer. Je ne sais rien autre chose pourtant. Faut-il que je me taise? Je ne le puis : je suis entraîné à boire ce calice qui me fait horreur et que toutes les délices ne m'empêcheraient pas d'avaler.
Tu me demandes ce qu'ont pensé les Jouffroy et les Droz de mon discours? Ils ne l'ont vu ni l'un ni l'autre. Je ne vais plus chez M. Jouffroy et je voudrais me dispenser d'aller chez M. Droz. L'air de ces maisons-là ne me convient pas. Je n'ai personne avec qui je puisse m'entretenir de mes études; personne! Si j'étais professeur en Sorbonne, dans six mois je serais un Dieu pour ce sot pays de France ; cela est aussi sûr que je le l'écris : je ne suis rien, et avec toutes les mille bouches de la presse, il me sera impossible de faire comprendre au peuple des choses plus claires que l'arithmétique. Je les dirai pourtant : j'y perdrai la bienveillance de ceux qui se font mes protecteurs, j'en deviendrai moi-même plus difficile et plus intraitable et mes douleurs eu seront doublées. Que ne suis-je mort, enterré ! Car je ne pourrai jamais souhaiter de n'avoir pas plus de pensée qu'une huître ou qu'un gros bourgeois. Plutôt la mort mille fois que la vie sans la réflexion !
Je m'occupe de la rédaction d'un ouvrage qui approchera, pour l'étendue, de tes poëmes islandais. Je suis déjà presque au quart; j'espère que la publication pourra avoir lieu dans le courant de mai. Si je trouve un libraire, ce que je n'ose presque pas espérer, tu recevras des premiers ton exemplaire :. si aucun éditeur ne se présente, j'imprimerai moi-même par souscription, et, dans ce cas, je t'impose pour quatre exemplaires à 1 fr. 50 = 6 francs. C'est une contribution forcée en faveur de la liberté et de l'égalité ; il faut que lu t'y résignes.
Le sujet de mon livre est le développement des propositions qui m'ont fait perdre le prix de l'Académie de Besançon. Cette fois je ne chanterai pas des gloria patri; ce sera un véritable tocsin.
Pourtant je m'interdis toute rhétorique, toute hyperbole, tout lieu commun : je compte, je suppute, je raisonne, j'examine, voilà tout. Et ce qui ne s'est jamais vu en philosophie, je crée une méthode d'investigation pour les problèmes sociaux et psychologiques comme les géomètres en créent pour les problèmes des mathématiques. Je ne dis rien de trop, en annonçant que rien de pareil n'a été fait, jusqu'à ce jour, pour la forme et pour le fond. Malheureusement, ce qui m'aura coûté bien du travail et bien des efforts de tête, n'est guère à la portée du vulgaire des lecteurs, qui aime mieux les diatribes de Lamennais et compagnie. On ne comprend plus en France que l'invective, la personnalité, l'injure ; on s'abreuve de calomnie, de fiel et de satire : ce sont les formes de la pensée. Pour les gens qu'on appelle lettrés, le cercle où ils se meuvent est si étroit et leur arrogance si haute, qu'il n'y a pas moyen de s'entendre avec eux.
Je serais bien aise de recevoir quelque lettre de toi; si tu trouves une occasion, tâche d'en profiter," je te prie, car je t'avoue qu'un port de lettre m'incommode. Dis-moi si tu t'habitues au professorat; comment ton cours est goûté et comment tu vis avec tes confrères? J'ai cru voir dans ta dernière lettre une teinte de tristesse et de mécontentement. Je serais peiné que tu eusses des chagrins; car je pense souvent que tu peux faire beaucoup pour la science, et je sais combien les peines de l'âme tuent la pensée, quand elles ne l'empêchent pas de naître. Parle-moi de toi et de tes espérances; je serais bien aise de savoir ce qui se passe dans ton esprit, et où te porte le flot de la science? Si j'avais des confidences à faire, elles seraient pour toi plus que pour tout autre ; si tu étais ici, je te lirais chaque soir ce que j'ai fait dans le jour : vois un peu comme je voudrais être avec toi. Au feu de l'épreuve, mon âme s'épure, et je me détache de tout esprit de propriété scientifique et littéraire aussi bien qu'industrielle : savoir avec certitude, le dire avec force, clarté et précision, c'est le seul bien auquel j'aspire, la dernière grâce que je demande à Dieu, puisqu'il me refuse tous les autres avantages.
Dans six mois, je serai de retour à Besançon, peutêtre même avant, s'il faut que je m'imprime. Je reprendrai ma vie mi-partie de lecture et méditation et de travail manuel : je ne suis bien que comme cela.
Et quand l'usure, cette lèpre des sociétés modernes, m'aura rongé tout entier, alors il ne me restera plus, comme à tant d'autres, qu'à faire une culbute qui me délivrera à la fois et de mon état et de mon esclavage.
J'ai reçu une lettre d'Ackermann, qui a dû t'écrire. J'espère qu'il fera quelque chose, mais je crains aussi pour son bonheur. Il approche de la trentaine, et j'ai cru reconnaître dernièrement en lui les qualités d'un amateur plutôt que celles d'un savant. Ce serait trop peu pour son ambition, car je ne lui suppose pas plus de savoir-faire et d'habileté qu'à nous autres.
Voici quel sera le titre de mon nouvel ouvrage, sur lequel je désire que tu me gardes le secret : Qu'est-ce que la propriété? C'est le vol, ou Théorie de l'égalité politique, civile et industrielle. Je le dédierai à l'Académie de Besançon. Ce titre est effrayant ; mais il n'y aura pas moyen de mordre sur moi ; je suis un démonstrateur, j'expose des faits : on ne punit plus aujourd'hui pour dire, sans blesser personne, des réalités même fâcheuses. Mais si le titre est alarmant, ce sera bien pis de l'ouvrage. Si j'ai un éditeur habile et remuant, lu verras bientôt le public dans la consternation. Prends la proposition qui me sert de frontispice à la lettre, et attends-toi à la voir prouver par raisons mathématiques, ee qui est autrement concluant pour les hommes d'à présent que des preuves morales et métaphysiques. Nous verrons si ce qu'on a dit est vrai : que les vérités de l'arithmétique deviendraient douteuses si les hommes avaient intérêt à les nier.
Prie Dieu que j'aie un libraire; c'est peut-être le salut de la nation.
Je te parle avec ma franchise accoutumée; tu sais que je n'aime pas la fausse modestie; avec toi, qui es mon ami, tout autre langage me semblerait hypocrisie et mensonge.
Je t'embrasse de tout mon coeur et suis pour la vie ton ami,
P.-J. PROUDHON.