1840-02-09, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Bergmann.

Quoi ! mon cher Bergmann, tu vas jusqu'à t'attendrir sur moi ! Je n'ai pas voulu te faire pleurer et t'émouvoir; j'ai deviné tes chagrins et j'ai voulu t'en montrer de plus grands. Qui peut donner des consolations, si ce n'est celui qui souffre? Les paroles de l'homme heureux et content sont amères à l'infortune ; elles sont un poison versé sur une blessure. La vérité est telle en ce qui me touche, que je te l'ai dépeinte; mais, malgré mon sombre désespoir, ne crois pas que je sois près d'y céder. Non, je n'attends rien, ni du public qui ne me connaîtra jamais, parce que la barrière qui m'en sépare est infranchissable; ni de mes patrons, parce que ce sont des poltrons, des égoïstes et des corps sans intelligence; ni des hommes spéciaux qui pourraient m'entendre mais que l'esprit de propriété littéraire et philosophique étouffe ; ni enfin des trompettes de l'opinion publique, parce qu'elles ne comprendront jamais de moi autre chose, sinon que je les hais et les méprise. Mais je compterai toujours quelques âmes pures parmi mes amis, et parmi ces âmes pures, de hautes intelligences. Crois-tu que j'ambitionne davantage? J'accepte avec reconnaissance l'offre de 50 francs que tu me fais pour la publication de mon livre; au cas où je ne trouverai pas de libraire, je frapperai sur tous mes amis et connaissances une contribution; je les prendrai dans un guet-apens, car il faut que ce que je sais, je le dise. Je te remercie de la moitié de ton mois, je n'en ai pas besoin présentement, car il est inutile que j'aie de l'avance. Si, vers la fin de juin, mes finances, alors épuisées, n'ont pu se renouveler par rien, alors je te promets de m'adresser à toi; jusque-là, garde je te prie, un argent dont je puis me passer. Je voudrais t'embrasser en te disant cela, pour te mieux prouver qu'en différant de t'emprunter, je ne prends pas un détour pour exprimer mon refus.

S'il est besoin de faire quelques courses et visites pour tes affaires, tout mauvais solliciteur que je suis, je te serais obligé de n'en pas charger d'autre; ainsi, use largement de mon loisir et de mes jambes.

J'aurai à la fin de mars un tiers de mon travail d'achevé. J'espère que tu en seras content. Je suis un peu pressé d'en finir, ce qui ne s'accorde guère avec mon désir de faire bien ; mais il est bon toutefois que je me talonne moi-même et que je me presse de l'aiguillon. Depuis que je n'ai plus Fallot, je n'ai plus que toi qui puisses me juger, me comprendre, me conseiller, me redresser. Le peu d'expérience en philosophie de tout ce qui m'entoure, me laisse sans conversation et sans contrôle. Comment irais-je m'adresser à un Jouffroy qui n'a pas foi lui-même à la science qu'il enseigne, qui dit, avec une impertinence indigne, que la philosophie est chose bien creuse, et qui apparemment trouve que ses 15 à 20,000 francs de traitements accumulés sont quelque chose de plus solide. Comment un pareil être comprendrait-il que je cherche pour les problèmes de la morale, de la société, de la métaphysique, des méthodes de solution infaillibles, analogues aux méthodes des géomètres? Comment croirait-il à cette vérité, pourtant bien simple, que les lois de l'arithmétique et de l'algèbre président aux mouvements des sociétés comme aux combinaisons chimiques des atomes, que rien dans le monde moral, comme dans le monde mécanique, ne se fait sine pondere, et numero, et mensurâ ? Comment irait-il concevoir que les propriétés des nombres sont le lien qui unit la philosophie pratique à la philosophie organique? Comment, enfin, voudrait-il admettre que la loi ne peut avoir sa source dans aucune volonté, ni du peuple, ni de ses représentants, ni du roi, mais bien dans la découverte et la reconnaissance de la vérité par la raison? Il n'admet pas même que la vérité politique et morale puisse être connue, c'est-à-dire qu'il conçoit qu'on puisse poser une question insoluble, toutes les données nécessaires à la solution étant accordées. Qui comprendra, aujourd'hui, un livre tout de méthode, où l'on ne prétend pas donner d'emblée toutes les solutions désirables, mais où l'on parle avec certitude de choses encore aujourd'hui très-obscures, et jugées d'avance à jamais inexplicables? Tu admets, toi qui as saisi par ses ailes le génie des langues, que l'esprit humain puisse découvrir d'étranges choses, mais le vulgaire (et par vulgaire j'entends tout ce qui est au niveau du savoir journalistique), le vulgaire croit-il qu'on puisse en savoir plus que lui?

Voici quelle est la marche sommaire de mon travail : Sujet de tout l'ouvrage; déterminer l'idée du juste, son principe, son caractère et sa formule.

Méthode. Détermination de l'idée du juste dans la propriété; et 1° dans le droit d'occupation, je prouve, par l'analyse, que toutes les théories imaginées par les philosophes, les légistes, etc., supposent implicitement l'égalité. L'égalité est la loi nécessaire, la forme catégorique, à laquelle tous obéissent à leur insu, même lorsqu'ils s'en écartent, dans toutes les doctrines sur la propriété.

2° Détermination du juste dans la propriété fondée sur le travail. Je prouve, par la même méthode analytique, que le droit du travail, invoqué par les économistes , de quelque manière qu'ils l'entendent, et d'après leurs propres données, a pour résultat l'égalité. Mais l'égalité n'existe pas ; on soutient même qu'elle est impossible. Je prouve alors que c'est la propriété elle-même qui est impossible, non per abusum rei, mais in se ; qu'elle est absurdité, néant, qu'elle implique contradiction dans ses termes, qu'elle aboutit à une fourmilière de non-sens et d'impossibilités métaphysiques; en un mot, qu'elle est de fait, mais qu'elle est impossible.

Ici, exposition, d'après toutes les lumières précédemment acquises, de la sociabilité, de l'égalité, de la liberté, de la justice, et du principe d'autorité.

Suite : Application des lois ou formules métaphysiques obtenues par la méthode, à l'économie politique, au droit civil, à la politique, et critique de ces sciences.

Fin : Considérations sur la philosophie de l'histoire et la marche de l'humanité.

Pour la première fois, une vraie méthode aura été employée en philosophie et aura véritablement démontré, par une analyse propre, ce qui par voie d'intuition et de tâtonnement resterait à jamais caché, parce que l'intuition et le tâtonnement ne prouvent rien.

En un mot, je ne mets dans tout cela rien du mien; je cherche, et pour mieux chercher, je me fais un instrument, je me fabrique un guide, j'attache du fil à la porte du labyrinthe où je m'enfonce. Puis, je ne conteste jamais, je ne réfute personne, j'admets toutes les opinions, et je me contente de chercher ce qu'elles contiennent. Or, ce qu'elles contiennent nécessairement toutes, est pour moi un principe vrai, un axiome, dont je cherche définitivement la raison dans un fait physiologique ou naturel, et duquel je pars ensuite avec la même rigueur de déduction pour ma science, que j'en ai d'abord apporté dans mes inductions pour déterminer le principe.

Je ne puis aujourd'hui t'en dire davantage. Répondsmoi si cet exposé suffit déjà à me faire entendre de toi et présente-moi tes scrupules et tes difficultés. Songe qu'il s'agit ici de vérité rigoureusement démontrée et non d'un roman d'imagination.

Quant à la forme, bien que je raisonne de toutes choses, absolument in abstracto, le style et les développements ne manqueront ni de verdeur, ni d'originalité, je l'espère. Tout cela, sur une matière brûlante, doit faire un ouvrage singulier.

Je t'embrasse de tout mon coeur, mon cher Bergmann, et suis ton ami,

P.-J. PROUDHON.