Paris 25 avril 1841.
Monsieur Tissot, je suis bien en retard avec vous : c'est ma faute, et ma très-grande faute; c'est aussi la faute des affaires, des hommes et du temps. Enfin j'espère que vous me pardonnerez pour cette fois, en acquérant la preuve que, si je parais oublier mes amis, du moins je sais occuper mes loisirs.
La poste, si son service est fidèle, vous remettra avec la présente un exemplaire de mon nouveau Mémoire sur la Propriété; vous y verrez que, sauf le ton général que la circonstance m'obligeait de modifier, je persiste dans toutes mes propositions; vous y remarquerez, de plus, que je commence déjà à avoir prodigieusement de complices, qui ne s'en doutaient peut-être pas. L'un de ceux dont je puis attester la pleine et parfaite adhésion à mes doctrines, doctrines que j'ai honte d'appeler miennes, puisqu'elles ne sont que l'expression des faits économiques, est M. Pierre Leroux, que j'ai eu le plaisir de rencontrer une fois, et avec qui j'ai causé de vous. Non-seulement je prouve par son livre qu'il est antipropriétaire non-communiste, ce qui est justement la théorie développée dans le cinquième chapitre de mon premier Mémoire, mais j'ai l'aveu formel et raisonné de l'homme même.
Vous m'avez dit dans le temps que vous rejetiez tout ou partie de mes assertions ; je ne puis répondre à de pareilles critiques. Est-ce la partie économique, ou la psychologie, ou la critique législative que vous rejetez? Pouvez-vous ne pas admettre la distinction de propriété et possession; de droit d'usufruit et de droit d'usure, etc. Voilà ce qui me paraît difficile à croire, et ce sur quoi vous ne me refuserez pas éternellement quelques mots d'explication.
Vous remarquerez encore, non sans surprise peutêtre, que mes prétentions à la philosophie, bien que déguisées, se sont accrues ; cela fera rire un savant, un érudit (car je distingue ces deux qualités), un praticien aussi consommé que vous. Soit; je me borne à vous dire que je suis apprenti pour le moment, et tuus tiro ; j'étudie la philosophie; je serai philosophe quand il plaira à Dieu, probablement jamais. Quand je serai mort, je prie mes amis de faire mettre sur ma tombe Studebat philosophioe.
J'écrivais hier à M. Blanqui, dans le billet d'envoi que j'ai joint à son exemplaire :
« Pourquoi là législation et la politique ne sont-elles pas encore constituées comme science? C'est que chaque science a besoin d'une matière d'expérience, d'un champ d'observation, et d'une méthode, et que jusqu'à ce jour la politique en a manqué, ou que du moins elle n'a pas su les reconnaître. Or, la matière d'expérience de la science politique est l'homme et la société; le champ d'observation est l'histoire, les religions, les lois, les coutumes, les croyances, l'économie politique, etc. ; la méthode est la comparaison, l'induction et l'élimination, la généralisation et la synthèse. — Que font encore aujourd'hui nos jurisconsultes? Ils prennent ce qu'ils nomment une loi, c'est-à-dire une tradition, et en suivent l'application, par déduction syllogistique, aussi loin qu'elle peut aller. C'est précisément comme cela qu'on enseignait autrefois la physique et la médecine. Souvent il arrive que cette loi, poussée dans ses conséquences, en rencontre une autre qui lui barre le chemin, ou qu'elle se trouve démentie par le sens commun ou quelque impossibilité naturelle. Vous croyez qu'alors nos jurisconsultes reviendront sur leurs pas et se mettront à faire la critique des deux lois ! Point du tout ; ils cherchent dans leur sac à traditions quelque subtile solution de commentateur pour sortir de ce mauvais pas, et se jettent dans le champ des conjectures. C'est alors qu'ils disent qu'il n'y a rien d'absolu.
Vous avez fait votre droit, Monsieur, vous pouvez dire si ce tableau est fidèle. Quoi qu'il en soit au reste des jurisconsultes, vous ne contesterez pas, je pense, la nécessité de revenir à la méthode baconienne. Les idées que je viens d'exprimer sont banales pour vous; mais aujourd'hui on ne peut les faire entrer dans la tète d'un juge ou d'un avocat. Or, c'est en suivant le plan d'études dont je viens de vous donner l'aperçu que je crois vraiment philosopher. Je puis me tromper maintenant sur quelques points de détail, comme un mathématicien peut commettre une erreur dans un calcul spécial; qu'importe? La méthode, le système,l'ensemble des vérités n'en subsistent pas moins. C'est avec mes propres principes que l'on me redressera; or, c'est là tout ce que je veux.
J'ai eu bien de la peine à rentrer en grâce avec mon Académie, qui en août, septembre, novembre et janvier dernier, voulait à toute force m'ôter ma pension. A la fin, las de donner des explications qui n'étaient point admises, je me suis avisé de montrer les dents ; j'ai attaqué nominalement une partie des membres; je me suis moqué de l'Académie; je lui ai laissé entrevoir que, si elle cherchait le scandale, j'étais homme à l'augmenter encore en la traînant devant le public; et la tempête s'est apaisée devant le quos ego... On dit depuis ce temps-là que je suis un garçon qui promet... O bipèdes!
Actuellement je suis au service d'un magistrat de Paris, pour la construction d'un ouvrage de jurisprudence criminelle. Mon bourgeois, ou mon propriétaire, ou mon exploiteur, comme il vous plaira de l'appeler, est un assez brave homme qui se pique d'esprit, mais qui n'est qu'un pauvre loustic dépourvu d'idées et même d'intelligence. Depuis que je le connais et que j'ai lu quelques écrits de Dupin, j'ai pu me convaincre qu'esprit et intelligence sont choses qui peuvent très-bien ne se pas rencontrer dans une même cervelle. Or, mon juge voudrait être président, voire député ; pour cela il s'est mis en tête de faire un livre. Et c'est moi qui en suis chargé. Le titre en sera, je crois : Philosophie de l'instruction criminelle ; mon maître veut quelque chose de ronflant. Les lectures et les études qu'il m'a fallu faire depuis trois mois m'ont appris une foule de choses fort curieuses, dont je réserve une partie, et dont je fais cadeau de l'autre à mon maître. Et nous marchons; j'écris le plan, la substance, la trame et la meilleure part du style d'un chapitre; puis il brode là-dessus quelques idées pratiques, ou une billevesée qui lui passe par l'esprit et qu'il ne manque pas de trouver neuve, car il ne l'a vue nulle part... il n'a rien lu. Pour la philosophie, le système, la partie progressive, psychologique, historique, socialiste, etc., il s'en rapporte à mes lumières, sauf sa révision et son acceptation, qu'il ne refuse jamais. Or, notez ceci : mon maître veut qu'on dise de lui qu'il est libéral, homme à idées larges et généreuses, plein d'amour pour le peuple et de zèle, pour les réformes; mais en même temps il est propriétaire comme un diable, égoïste, se pique d'aristocratie, et ne voudrait rien dire qui pût compromettre sa toge et contrarier ses opinions. Moi, au contraire, je prétends faire de lui un égalitaire renforcé, et le faire malgré lui hurler avec les loups. Il méprise souverainement les philosophes, les humanitaires, les radicaux, foutes gens qu'il traite de charlatans et d'escrocs ; le malheureux! Voici donc comment je vais opérer : avec un esprit de cette trempe on n'a pas à redouter le génie qui court au-devant des conséquences et des identités métaphysiques, la puissance de généralisation et de synthèse. Il me suffit, pour l'accrocher, de ne lui présenter les choses que sous un aspect particulier, que je me réserve d'étendre et de généraliser dès que je serai débarrassé de lui. Alors, quand son livre aura été bien prôné par vingt plumes amies et parasites, quand alors son succès aura été constaté aux yeux du public (et j'espère qu'un assez grand nombre de nouveautés, une méthode inconnue en législation, etc., vaudront à mon maître une petite ovation), quand, dis-je, auteur, critique et publie auront bien mordu à l'hameçon, je viendrai à mon tour sommer les uns et les autres d'accepter certaines conséquences qu'à coup sûr ils n'auront pas aperçues, tant les hommes sont bêtes.
Bref, je fais en ce moment un sic vos non vobis, que j'obligerai mon maître à finir comme je l'entendrai, sous peine de passer pour ignorant ou pour mystifié. Du reste, je me garderai bien de découvrir le mystère; je compte au contraire traiter notre futur auteur avec égards et convenance ; mais ou il criera : Vive l'égalité! A bas la propriété! ou je le change en bourrique.
Comment trouvez-vous le guet-apens? — J'espère que votre gravité philosophique ne s'en formalisera pas ; il faut aujourd'hui traiter les hommes comme des enfants, leur emmieller le vase pour les faire boire, les piper dans leur intérêt. Ma petite supercherie est légitime, car elle ne renferme ni mensonge ni trahison; elle consiste uniquement dans une dispensation graduée de la vérité. Je ne songe pas à revendiquer d'ailleurs la paternité d'un livre que j'ai vendu d'avance, ce qui serait indigne ; que sont quelques aperçus plus ou moins heureux, pour que deux hommes s'en disputent la propriété? Aussi n'est-ce point là que je porte mes regards : c'est le triomphe ultérieur de la vérité que je m'efforce d'amener par tous les moyens. J'ai vu à l'Institut, il y a deux ans, deux naturalistes se battre pour une priorité de découverte que chacun revendiquait; il s'agissait d'un muscle qui se trouve dans les ouïes du merlan. Quelle misère ! Combien celui-là est pauvre qui se croit anéanti pour la perte d'une découverte ! Le monde est infini dans tous les sens ; dites ce que vous voudrez, découvrez tout ce qu'il vous plaira, il me restera toujours plus de gloire à acquérir que vous n'en aurez obtenu. Je ne crains pas vos succès je ne demande que du temps.
Je n'ai pu résister au plaisir de vous faire part de ma position présente et de mes projets; mais je souhaite que vous n'en fassiez pas de confidences. Mon maître se contente de si peu de chose, qu'il y aurait cruauté et bassesse à lui ôter son bonheur. Je veux bien rire avec vous, mais je ne voudrais pas faire une mauvaise action.
En me répondant, si vous pouvez me répondre, daignez je vous prie, Monsieur, m'exprimer en deux mots votre jugement sur l'ouvrage de Lamennais et sur celui de Pierre Leroux; j'ai trouvé occasion de parler de l'un et de l'autre dans le Mémoire que je vous envoie; je ne serais pas fâché de connaître ce que vous pensez de nos philosophes, et de la critique que je me suis permis d'en faire.
Il y a bien longtemps que je n'ai vu Pauthier. — Mme Droz est morte; je ne vais plus dans cette maison, non plus que chez M. Jouffroy. Après l'espèce de scandale que j'ai donné, je ne me soucie pas de me rencontrer avec des hommes avec qui il faudrait avoir des explications, qui me traitent en écolier, et que je regarde comme des pédants.
Je suis, Monsieur, avec toute l'affection d'un compatriote, et l'estime que je dois à votre talent et à votre science.
Votre tout dévoué,P.-J. PROUDHON.