Besançon, 9 août 1841.
Monsieur Tissot, je vous envoie, par l'occasion d'un jeune Dijonais qui quitte Besançon, deux exemplaires de mon premier Mémoire sur la Propriété (2e édition), l'une pour vous, l'autre pour M. Parigot, à qui je vous prie de présenter mes vives sympathies et mon amitié la plus sincère. Je lui trouve toute la bonhomie franc-comtoise, avec l'élégance et la finesse bourguignonne. Je regrette seulement que, dans les courts instants où je me suis trouvé avec lui, il se soit montré trop peu expansif. Peut-être mon excessif penchant au bavardage en est-il la cause unique; toutefois il me semble que j'aurais droit de me plaindre de cette réserve de la part d'un jeune homme qui sait beaucoup et qui sait bien. Apprenez, philosophe, à rendre vos disciples plus communicatifs, car la curiosité seule finit par engendrer la froideur et la défiance.
Je trouve cette fois un accueil généralement plus cordial à Besançon qu'à mon dernier voyage ; il n'y a plus que les cafards et les chefs de la boutique académique qui me gardent un peu rancune. Encore un an et un Mémoire, et j'aurais pris pied dans le pays. La génération nouvelle marche, marche, que c'est merveille ! Vous en seriez content. Je parle de vous partout, de votre gracieuse réception ; cela me donne de la considération, et je ne suis pas fâché de rappeler que vous êtes Franc-Comtois et philosophe. Mais déjà l'on se préoccupe de vos travaux et de tout ce qui vous appartient; jugez à cette preuve. On sait et l'on dit à Besançon que votre fils Charles est un jeune homme de grande espérance, et il n'a pas seize ans! Ma foi, je l'avoue à ma honte, je regrette que la société du père et la présence de la mère m'aient empêché de causer avec cet aimable enfant; c'est une connaissance qui me reste à faire. J'espère qu'une autre fois vous et Mme Tissot voudrez bien me faciliter ces nouvelles relations ; il est temps de traiter en homme un adolescent dont la réputation devient déjà provinciale. Je me défierai à l'avenir des familles où une seule personne parle tandis que toutes les autres écoutent. M. Charles et Mlle Tissot, quand j'y songe, doivent me trouver bien bête, moi qui n'ai pas su trouver une parole d'encouragement et d'amitié pour l'un ni pour l'autre. 0 vanité littéraire! ô égoïsme philosophique! J'ai honte de moi, et je vous demande pardon, mes aimables hôtes.
Je trouve mon atelier dans une fériation complète. C'est la saison morte pour les imprimeries. Après deux ou trois semaines de repos absolu et de vie animale, pendant lesquelles je ferai un petit inventaire, je reprendrai ma besogne; il faut avancer, et mon troisième Mémoire, et mon Institution criminelle. Je compte imprimer le tout à Besançon. Depuis quinze jours que je ne lis rien et que je ne fais que parler, j'ai déjà eu le loisir de les mettre en ordre. Dans un mois je pourrai écrire.
Il me tarde de faire de la métaphysique, et alors!... à toi, à moi !
Je vous supplie, mon illustre et vénérable compatriote, de me mettre aux pieds de la toute bonne et toute excellente Mme Tissot, et de me croire sans réserve votre dévoué et affectionné
P.-J. PROUDHON.