[p. 2] Mardi, 23 septembre
Je commence bien tard à te donner de mes nouvelles, cher ami. Ce ne sont pourtant pas les grandes distractions que j’ai ici qui m’en ont empêché, mais une certaine indolence à laquelle je me suis laissé aller et que [je] me reproche, car si je t’avais écrit plus tôt ou plusieurs fois, j’aurais eu la bonne chance d’avoir de toi une ou plusieurs bonnes réponses. C’est un parti pris de la destinée que nous n’aurons jamais le plaisir de jouir ensemble de quelque beau pays ou de quelque admiration lointaine. Tu me raconteras toujours ce que tu auras vu et moi de même. Ne nous plaignons cependant pas trop de notre lot. Il n’y a pas beaucoup d’hommes qui à notre âge aient conservé des liens de pure amitié aussi vifs que ceux qui nous attachent depuis la jeunesse. Les [p. 3] sages de la belle antiquité mettaient au premier rang des biens l’inestimable trésor d’une amitié pure ; et quand je me querelle intérieurement sur mes tristes faiblesses, je reprends un peu de courage et crois valoir un peu mieux, quand je songe que j’ai trouvé et que j’ai conservé un ami tel que toi. On sent vivement dans la solitude le besoin d’un être qui comprend vos pensées. Je suis ici avec des gens dont le cœur est excellent. Mais cela ne suffit pas encore. Depuis quinze jours je n’ai pu échanger aucune de ces idées qui font vivre ; jamais je n’ai laissé voir un seul élan vers les beautés de la nature. Je renferme tout cela et je prends la figure la plus provinciale que je puis. – Je ferai peut-être un petit tour à Dieppe et au château d’Eu. J’irai voir ce que Guillemardet a vu. Je me réserve de lui écrire de Paris, attendu que je ne [p. 4] sais où lui adresser mes lettres. Si tu lui écris, dis-le-lui. – La mer m’a fait moins de plaisir qu’à l’ordinaire. Peut-être est-ce un signe que je vieillis ou bien est-ce le souvenir des nausées que j’y ressentis pendant mon voyage sur le dos de la plaine liquide1. Le fait est que l’autre jour, rien qu’à la voir monter et descendre le long des quais de Fécamp, je me sentais tout affadi et les entrailles retournées.
Adieu, adieu. Je t’embrasse bien. Le présent est seulement pour nous aider à patienter jusqu’à ce que nous nous revoyons. Mille choses à ta femme et de plus à tous nos amis. Ce petit voyage sera une page blanche dans ma mémoire et dans ma vie probablement. Peut-être y trouverai-je plus de repos pour reprendre ensuite mes travaux. Adieu encore.
Eugène