1851-09-03, de  Delacroix, Eugène à  Forget, Joséphine de.
Enveloppe1 Madame la Baronne de Forget
rue de La Rochefoucauld 19. à Paris
Dieppe, 3 septembre 1851
Enveloppe2
Ligne-du-Havre, 4 septembre 1851

Chère amie,

Si je vous donne si tard de mes nouvelles, c’est que j’ai été constamment en l’air et que je ne suis installé vraiment que depuis hier. J’ai changé de lieu d’habitation ici le lendemain de mon arrivée et j’avais passé deux jours à Rouen, m’étant amusé avec les tableaux et les monuments. J’ai même été sur le point de ne point rester à Dieppe, qui me paraissait triste. Peut-être cela tenait-il au temps qui n’était pas beau quand je suis arrivé, de sorte que pensant à aller ailleurs pour employer le temps que j’ai pour mes petites vacances, je ne savais où vous dire de m’adresser une réponse. À présent, je pense que je resterai ici où je me suis logé et acclimaté jusqu’au 10 ou au 12 de sorte que je vous prie de m’y écrire p. 2 poste restante. Donnez-moi de vos nouvelles, chère amie. Vous étiez bien au moment de mon départ et je pense que ce mieux se sera soutenu. Je trouve la nature encore si belle que je vous plains extrêmement d’avoir fini toutes vos excursions pour cette année. Vous connaissez ma passion pour la mer et je m’en donne à cœur joie. Je vais tous les matins rôder le long des falaises qui sont du côté des bains et sur la fin de la journée, je vais sur la jetée si la mer est haute pour voir entrer et sortir les bâtiments. Les élégants me gâtent un peu ce séjour. J’avoue même que c’est la vue de ces tailles pincées et de ces poupées mâles et femelles qui m’avaient donné envie d’aller dans un lieu plus ignoré de ces animaux-là. p. 3 Mais je m’y suis fait. Je me console avec les bonnes figures des matelots et avec l’odeur du goudron et de la mer. Il faudra bientôt, au train dont j’y vais, que je me commande un habit d’Arménien comme mon ennemi Jean-Jacques. J’aurai bien du plaisir, bonne amie, une fois de retour, à vous conter mes impressions de voyage dans ce lieu qui me rappelle l’époque charmante de notre petit séjour au Tréport 1. Vous vous rappelez qu’en vous quittant je passai un jour ou deux à Dieppe pour avoir une diligence qui allait à Fécamp. Tout cela est envolé, bien des personnes chères ne sont plus de ce monde depuis lors et qu’est-ce que nous devenons nous-mêmes ? Mais enfin, il ne faut pas trop s’attrister sur ce qui est irréparable et penser plutôt à vivre p. 4 doucement dans le présent. Soignez-vous toujours bien. Vos indispositions n’auront pas de suite et ne doivent pas vous inquiéter. Pour moi, je me porte à merveille : je ne travaille pas et je ne crains pas les visites, que de raisons pour végéter tranquillement.

Adieu, bonne et chère amie, quelques mots de vous et de ce qui vous occupe vous me rendent bien heureux dans ma solitude, jusqu’au moment très prochain de vous embrasser de cœur comme je le fais ici en attendant.