[p. 1] Champrosay, 30 avril
Chère amie,
J’ai reçu ce matin ta bonne lettre et je ne veux pas laisser passer la journée sans te remercier de la lettre et de la commission que tu as bien voulu faire. Je ne veux pas non plus tarder à te dire combien je me trouve mieux de mon séjour à la campagne 1. Décidément, j’étais né pour être campagnard, au moins quant à la partie physique, qui se trouve toujours mieux dans les champs et au grand air. J’ai poussé le désir de me bien porter jusqu’à ne rien faire du tout, même lire. Je sors le plus que [je] peux : comme le temps est en général très frais, je peux marcher beaucoup sans m’échauffer : je me trouve même plus en état de faire de longues courses que l’année dernière. En somme, ma [p. 2] santé n’est pas mauvaise, cependant, je sens toujours beaucoup de faiblesse dans la voix, c’est là le point délicat. Mais je ne parle à âme qui vive. Quelquefois, surtout la nuit quand je m’éveille, je suis effrayé de la besogne que j’ai à faire2, mais d’un autre côté, comme c’est un travail attrayant, pour me servir de l’expression des fouriéristes, je me flatte que l’attrait fera passer sur la peine.
Je te remercie mille fois de t’occuper de me transcrire du Voltaire 3. Je trouve ici des extraits que j’ai faits ainsi à différentes reprises. Tu ne saurais croire le plaisir que j’y trouve. Avec une vue qui craint de se fatiguer, je suis enchanté d’avoir en quelques lignes la quintessence de plusieurs pages car comme je n’extrais que ce qui m’intéresse, j’ai de quoi réfléchir plus [p. 3] que mes yeux n’ont à lire. C’est tout profit, car on se fatigue quelquefois bien sottement sur des inepties, c’est du temps et de l’application perdus.
Tu vas mieux, bonne amie, soigne-toi tout de même et ne plaisante pas avec ces indispositions-là : notre machine a ses lois auxquelles il faut bien se soumettre, la révolte ne tourne jamais que contre nous-mêmes. Tu me tiens compagnie sans t’en douter dans mes promenades. Je t’envoie en idée toutes les violettes que je rencontre dans les bois4 : elles sont charmantes et on voudrait les cueillir toutes ; malheureusement, elles n’ont aucune odeur, nouvelle preuve en faveur de l’éducation qui développe ou qui devrait développer les bons instincts. En est-il toujours ainsi ? C’est [p. 4] une grande question. J’aime mieux t’embrasser que de l’éclaircir grandement.
Je t’embrasse donc mille fois. Dans une huitaine, ce sera pour tout de bon. Adieu encore, bonne amie, et soignez-vous bien.