1839-04-11, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Huguenet.

Mon cher Huguenet, tant que le pilote a les yeux sur la boussole et la main au gouvernail, le vaisseau brave l'orage et la tempête; mais de quoi serviraient tous ces instruments, sans l'intelligence qui consulte et dirige ? Je m'approprie vos idées et votre style ; n'en soyez point jaloux : je vous laisse à faire l'application.

Je compte incessamment déterminer une nouvelle société ; car de vente, il n'en peut être question. Il faudrait ma volonté d'une part, et un acheteur de l'autre. Vous savez combien il me serait pénible de faire face à tous mes engagements au sujet de l'imprimerie ; ce serait même m'exposer, si je n'avisais à trouver un nouvel auxiliaire, à une catastrophe inévitable. Je garderai le brevet ; je demeurerai votre chef nominal, votre âme et votre conseil ; et je vous enverrai un homme d'exécution, avec qui j'ai tout lieu de croire que vous vivrez bien. Quand la chose sera décidée, vous en serez instruit.

Si vous entendez reparler de ce projet de journal, vous pouvez donner à entendre que j'y coopérerais au besoin, sans toutefois dire que vous êtes chargé de faire une telle promesse. Faites valoir toutes les espérances, toutes les présomptions ; dites hardiment que vous êtes sûr de la chose, sans néanmoins laisser voir que vous avez des instructions officielles.

M. Maurice m'apprend que Noir dirige l'imprimerie de Gomet; je ne sais s'il l'achètera. Après les offres que je lui ai faites, il ne pourrait donner une plus grande preuve d'imbécillité. Je lui offrais les mêmes avantages, lui demandais moins d'argent, lui garantissais de plus belles chances, et lui montrais des espérances mieux fondées. Veut-il relever la boutique de Gomet avec sa fortune, et créer une imprimerie de plus à Besançon, car Gomet ne comptait pas ? Je doute qu'il réussisse et qu'il vienne à bout de réaliser aucun bénéfice. Quoi qu'il arrive, j'espère qu'un jour je n'aurai rien à craindre d'un nouveau concurrent, et que je ne le regretterai pas. Alors il comprendra peut-être combien mieux vaut de s'associer que d'élever autel contre autel pour la perte de tous.

Nos affaires sont brillantes, vu ce qui se passe en tous lieux. Everat vient d'avoir une assemblée d'actionnaires : on parlait de liquider. Il a offert, pour une grande entreprise de librairie, ses presses et caractères, et il ne demande pour salaire que ses déboursés ! Le motif est en ce moment l'importance de ne pas laisser fermer son atelier. La banlieue envahit tout, et tue la capitale par le bon marché. M. Didot a un atelier en province, à Dreux ; il y occupe une multitude de com ositrices ; c'est là sa grande forge. La maison de Paris n'est presque plus qu'une succursale. Ainsi il en va et il en ira de l'imprimerie. Les machines de toute espèce, y compris les femmes, ont tué la main-d'oeuvre, sans pouvoir profiter à l'imprimerie ni au libraire. Celui-ci, séduit par l'appât du bon marché, a fait tirer à grand nombre ; ses magasins sont encombrés, et la production est arrêtée. C'est une chose admirable que les inventions modernes ; mais qu'on apprenne donc à en combiner l'usage avec les besoins réels et non factices du commerce, avec l'intérêt des classes ouvrières et des spéculateurs et maîtres. Le mal n'est pas dans les calculs, qui ne trompent pas ; il est dans l'abus des calculs et des forces.

Je vais sonder le terrain et commencer mon attaque pour la fondation d'une Revue. J'en écrirai à M. Pérennès dans la huitaine. Il faut que cela marche ; car je ne leur laisserai d'autre espoir d'utiliser leur pensionnaire que celui-là.

Je fais de beaux rêves, mais si modestes, si faciles à réaliser, qu'en vérité l'accomplissement doit suivre le désir. Je veux, la Revue une fois créée, ne faire autre chose et y vaquer tout à mon aise, dans quelque manoir campagnard à portée de vous. Croyez, mon cher Huguenet, qu'aucune autre ambition que celle de servir mon pays par la presse et la parole ne peut avoir prise sur mon coeur. Je souffre de mon exil ; je déteste la civilisation parisienne ; je crie à qui peut m'entendre : Fugite de medio Babylonis. Je n'aurai de repos, je ne retrouverai l'usage de mon esprit et de mes facultés, je ne redeviendrai capable d'écrire que sur les bords du Doubs, de l'Ognon et de la Loue. Les gens de Paris ne peuvent rien entendre à des paroles de vérité, de justice et d'abnégation, et je n'ai pas le secret de galvaniser des cadavres. C'est trop pour moi que d'habiter cette immense voirie, ce pays de maîtres et de valets, de voleurs et de prostituées. Un jour, le chant du trépas retentira sur Paris et viendra des provinces. J'espère que la vieille Franche-Comté sera des premières à entonner l'antienne. Séjour des intrigants, des tyrans et de leurs suppôts, fabrique de mensonge et de corruption, Paris sera désolé avant que le XXe siècle ait commencé à poindre.

Excusez mes phrases à la Jérémie; j'exhale ma colère du mal que j'endure.

Je vous souhaite le bonjour et aux amis,

P.-J. PROUDHON.

P.-S. — Je lisais les épreuves d'un journal carliste ; on m'a contesté mon salaire ; il m'a fallu chicaner, disputer, plaider ; j'ai perdu sur ce qui m'était dû légitimement, et j'ai abandonné cette queue du diable. C'est, du reste, ce qui ne pouvait manquer d'arriver : il m'est impossible de travailler de nuit.

J'avais écrit à M. Pérennès jeune ; je ne comprends pas qu'il ait tardé à me répondre. S'il vous porte une lettre, attendez une occasion.