Paris, 12 avril 1839.
Mon cher ex-associé, je vous ai déjà mandé une fois de faire brocher au moins 200 Bergier; veuillez presser un peu cette affaire et m'en expédier deux ou trois douzaines ; je n'en ai plus un seul. M. Desbarres en prendra d'abord une douzaine, puis une autre, et, peut-être, à mesure qu'il en placera, vous désencombrera-t-il.
Je ne vois pas de possibilité de faire rien pour le jeûne de Jésus-Christ ; Vieux n'en veut pas entendre parler. Il faut laisser passer encore quelque temps, puis, en élevant le prix moins haut et en le faisant colporter dans les villages et les couvents, nous finirions peut-être par en tirer quelque chose. Il faudrait pour cela ma présence active ; mais, avant tout, il faut laisser passer la crise commerciale.
Je ne comprends pas votre débat avec Faivre ; je ne sais plus ni comment ni à quelles conditions je lui ai vendu : vous avez en main toutes les pièces; faites-le marcher. Il a reçu trois châssis : deux in-8°, un in-12, qu'il était convenu de payer ou de rendre ; cela est si vrai que j'en ai commandé un à Baptiste pour lui. Baptiste ne l'aura sûrement pas exécuté ; mais enfin, c'était pour le compte de Faivre, qui devait aussitôt renvoyer le châssis in-12. Il en est de même des galées que je lui ai laissées : le prix devait être celui qui me serait demandé par le menuisier Milot, pour une galée neuve toute pareille. La lettre qu'il vous a écrite et que vous me communiquez ne renferme pas une bonne raison : elle témoigne de l'envie de ne pas payer et peut-être de la mauvaise humeur d'un homme qui commence à se trouver dans l'embarras.
J'ai été surpris de la mort presque subite de Gomet; mois je le serais encore plus de voir Noir lui succéder. Certes, après les offres que je lui ai faites, il lui serait difficile de donner une plus forte preuve d'imbécillité. Je lui offrais mêmes avantages, même maîtrise, plus belles chances, espérances mieux fondées, et en même temps je lui demandais bien moins d'argent. Aujourd'hui, par la démoralisation typographique qui règne, s'il était mon associé, il pourrait à peu près se flatter que trois imprimeries sur sept à Besançon n'existent plus : il ne nous resterait plus qu'une concurrence réellement redoutable, Sainte-Agathe; car les deux autres, Deis et Chalandre, sont trop en dehors de notre spécialité et de nos petites affaires pour être comptées. Et c'est là le moment qu'irait prendre Noir pour élever autel contre autel ! Il faut être bien aveuglé par l'amour-propre et l'égoïsme. Il en sera ce qu'il voudra; mais j'ose espérer qu'un jour il pourra reconnaître, à son grand déplaisir, la justesse de cette combinaison, et que, moi, je n'aurai pas lieu de regretter son alliance. Qu'il essaie du métier, et je l'attends dans trois ans.
Si vous voyez Mme L***, dites-lui que, conformément à son désir, j'ai écrit à mon parent Proudhon pour qu'on la paie plus exactement. Ma lettre, que j'ai remise à une occasion, n'arrivera que lundi ou mardi. Je ne puis m''empêcher de blâmer la timidité très-mal placée de Mme L*** ; avec un peu de caractère, elle se serait adressée à M. Proudhon, qui aurait trouvé très-juste sa réclamation, et se serait empressé de l'accueillir. — Pour éviter tout embarras de comptes, dans le cas où Mme L*** aurait travaillé pour la liquidation, vous paieriez vos brochures à MM. Dessirier et Huguenet, qui, de leur côté, doivent faire la banque à Mme L***
Je vous remercie du ministère : pour être au service de Louis-Philippe, il faut être sans volonté ou sans esprit. Le premier ne me convient pas; le second, personne n'oserait l'avouer. Ces jours derniers, on disait, par le monde, que M. Decazes, s'étant avisé, au plus fort de la crise ministérielle, d'insinuer une abdication en faveur de Coco-Poulot, Louis-Philippe était entré dans une colère extraordinaire ; qu'il avait mis son fils aîné aux arrêts, et qu'on avait eu toutes les peines du monde à l'empêcher de faire faire le procès au comte Decazes. Cette dernière particularité me rend un peu suspecte la vérité de l'anecdote, que je vous donne d'ailleurs telle que je l'ai entendue.
Une chose qui parait plus certaine et que vous aurez vu démentir dans tous les journaux, c'est que M. *** a réellement près des trois quarts de sa fortune dans les fonds espagnols. Pendant son dernier ministère, il acheta à un prix extrêmement bas une grande quantité de ces actions ou effets, comptant bien déterminer par son influence sur les affaires un mouvement de hausse : il s'est trouvé déçu dans ses espérances. Lorsqu'il était question de son entrée aux affaires, il y a trois semaines, il avait renoncé, il est vrai, à ses idées d'intervention; mais vous pouvez compter qu'un homme comme lui ne sera jamais embarrassé de regagner d'une main ce qu'il abandonnera de l'autre. Les gens bien informés et impartiaux ne font pas ici beaucoup plus grand cas de sa moralité que de celle de Gisquet ; cependant, vous voyez que la presse en a presque fait un héros, l'espoir de la France. Pour être tout à fait dans le vrai, il faut dire que son ministère serait un pas vers le bien, car il est trop engagé avec le mouvement de gauche pour pouvoir jamais faire ses arlequinades comme par le passé ; mais vous pouvez croire que le règne du scandale et du gaspillage ne serait pas fini.
Hier, on faisait devant moi le calcul de ce qu'avait coûté l'obélisque de Louqsor, qui, comme vous savez, a été donné en cadeau à la France par le pacha d'Egypte. On l'évaluait à 4 francs la livre, en sorte, disaiton, qu'on aurait pu avoir, pour le même prix un obélisque en chocolat de même grandeur et de même poids.
Les émeutiers, après bien des hésitations, se sont déterminés à rentrer chez eux. On ne doute pas certainement en province que ces prétendues émeutes ne soient le fait de la police ; eh bien ! cela n'est pas exactement vrai. Le gouvernement désirait et provoquait une collision, parce qu'il avait pris ses mesures pour écraser 1es perturbateurs, et que, dit-on, il en avait besoin dans ce moment; mais il n'est pas moins certain que les sociétés secrètes ont délibéré sur l'opportunité d'une tentative. Je sais, par les indiscrétions de quelques affiliés qui ont cherché à m'embaucher, que ces sociétés comptent aujourd'hui plus de 15,000 membres, tous liés par le serment sur le poignard et un ardent fana tisme; je sais que tous les chefs les plus fameux, dont quelques-uns sont encore sous le poids d'une contumace, sont réunis à Paris; j'ai vu quelques-uns de leurs ordres du jour; ils n'attendent qu'un moment favorable pour tomber, comme le chat sur la souris, sur le gouvernement de juillet. Il paraît même que le jour d'ouverture des Chambres avait été fixé, mais qu'on devait prendre conseil des dispositions qu'on rencontrerait dans la bourgeoisie et la garde nationale ; j'avais reçu quelques avis qui m'engageaient à ne pas sortir. Les légitimistes, cette fois, ont empêché la ressource de l'émeute : la coalition leur a donné de si grandes espérances qu'ils se croient tout près de leur but.
J'ai assisté, le jour de Pâques, à la messe à SaintEustache. Les prêtres et les carlistes vous diront que la France renaît à la foi : mensonge! l'indifférence conduit aux églises comme l'esprit d'opposition défendait autrefois d'y entrer. Il y a 600,000 Parisiens de tout âge et de tout sexe qui ont moins d'idées religieuses et morales que Lamotte, qui en savait assez pour discuter sur la question de savoir s'il vaut mieux faire faire la première communion à onze ans qu'à vingt ans.
Je n'ai point l'honneur de connaître M. Thelmier, mais je sais gré à toutes les personnes qui parlent de moi avec estime et bienveillance. Je ne connais pas davantage M. Gaunard ; je ne connais que M. Guénard, sous-bibliothécaire, que je suppose être le même dont vous me parlez. Veuillez lui faire parvenir la lettre ci-incluse.
Tout à vous.
P.-J. PROUDHON.