1838-11-30, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Huguenet.

Mon cher Huguenet, je crois me rappeler que j'ai pris 15 francs à la caisse, que je n'ai pas marqués; reste 9 francs dont je ne peux plus rendre compte. Je suis persuadé qu'ils ont été employés à quelque usage que je ne me rappelle pas.

J'avais mandé en particulier à Mme L*** qu'elle aurait bientôt une collaboratrice; il n'en sera rien. M. Foucaut, qui paraissait décidé pour la troisième fois à entrer en société, pour la troisième fois s'est dégoûté : il a peur. Un parent, qui se propose de lui faire des avances considérables (15 à 20,000 francs), exige que la maison à laquelle il s'associera soit en bon train de prospérité; il ne songe pas que quand cela sera, je ne chercherai plus d'associé. Cette tentative sera la dernière : je serai seul, seul avec vous, j'y suis bien résolu. Mme L*** qui. à cette nouvelle, a pris l'alarme, comme je m'y attendais bien, peut donc se tranquilliser. Mais elle a le tort impardonnable de s'abandonner à des reproches que je ne mérite assurément pas, et qu'elle doit s'efforcer de me faire oublier. Il y a longtemps que je sais ce que c'est que la tête d'une femme; je ne devais pas m attendre à trouver ici autre chose. Dites à Mme L***, posément, de ma part, que sa lamentation m'a fort amusé, et qu'en la lisant, je croyais entendre un Stabat mater dolorosa, avec accompagnement de vielle. Je veux qu'elle m'en demande pardon la première fois qu'elle m'écrira.

J'ai vu ses deux beaux-frères; j'aurais bien des choses curieuses à lui dire à cet égard ; je me contente pour le moment de la prier de faire encaisser les 500 volumes de Bains Russes, et de les déposer dans quelque coin de grenier, chez la Benoîte, ou partout ailleurs. Les envoyer est inutile. Je passe aux choses plus importantes.

1° Mme L*** aura la bonté de faire un paquet de 25 a-Kempis, pour M. Mathey ; je ne sais par quelle fatalité je n'en ai trouvé que 177 dans ma caisse au lieu de 200. Elle y joindra un exemplaire de ma Grammaire universelle, cinq feuilles un quart, qu'elle coudra avec une méchante couverture. J'en ai le plus grand besoin pour travailler. Je me propose, à l'aide de quelques corrections et changements de l'envoyer, avant mars prochain, au concours du prix fondé par Volney, à l'Institut.

2° Vous ne me parlez point de ce qu'est devenue la pétition pour la mutation du brevet.

3° Quand Mme L*** aura un moment de répit, je désire qu'elle broche quelques centaines de Bergier. Mais auparavant il faudra changer le nom de l'imprimeur aux couvertures et au frontispice. Mais il faut attendre pour cela le résultat de ma demande au ministre.

Après cela, j'adresserai un article à l'Ami de la religion.

4° J'ai vu M. Parent- Desbarres, qui n'a aucun besoin de mes services, et ne se soucie point de notre in-32.

5° Je voudrais avoir un programme de la dernière séance de l'Académie de Besançon. Mme L*** ira, s'il lui plaît, le demander à M. Pérennès, et elle le joindra au paquet qu'elle doit m'envoyer.

6° Débiter M. Jourdain de 6 francs pour frais de port et d'emballage de la caisse que j'ai reçue ; faites-en de même pour tout ce que vous expédierez en son nom.

7° Avant mon départ, j'avais déjà reçu différents reproches pour la médiocre qualité du papier. En conséquence, à l'avenir, tenez plus ferme sur les prix, faites même quelque sacrifice, et que ces plaintes ne se renouvellent plus.

8° En expédiant à M. Vieux, envoyez-lui mon adresse. Faites-lui part de la tentative que j'ai faite auprès de M. Foucaut, et qui a échoué fort malheureusement pour nous tous, car notre maison en aurait reçu un bel accroissement, et Mme L*** elle-même ne s'en serait pas mal trouvée, quoi qu'elle puisse prétendre.

9° Je suis fâché que le père l'Homme se conduise si mal ; si cela continue, débarrassez-vous-en sans hésiter. Que fait Josillon ?

10° J'aurais besoin d'un Lactance, édition de Gauthier frères, pour ma traduction d'un opuscule, que j'espère toujours faire paraître. M. Plumey ne pourraitil me procurer quelque exemplaire décousu, sale, déchiré, qu'il prendrait pour moi au meilleur marché possible.

On le joindrait aussi aux 25 a-Kempis.

Enfin, mon cher Huguenet, poursuivez votre difficile gestion, et soyez sûr maintenant, malgré mes visites à Foucaut, que désormais vous ne travaillez que pour moi. Si vous ne concevez pas les mêmes alarmes que Mme L*** sur ma fidélité à tenir parole, si vous osez faire un acte de foi en ma véracité, eh bien ! prenez courage, et je vous certifie que quiconque se dévoue pour moi, ne travaille pas pour un ingrat. Cette fois, c'est en vue de l'imprimerie, et bien sérieusement, que j'exploite la pension Suard; je me proposais d'abord de prendre mes grades et de poursuivre une chaire dans quelque Académie. Cela ne sera point. Mais silence làdessus.

Je commence à me mettre à ma tâche, et quand j'y suis, je vous oublie.

Je suis bien aise que vous ayez à votre quenouille de quoi filer; ne serait-il pas possible de faire aider quelque temps Mme L***, pour sa brochure ? Avoir sur les bras le présent et le passé, c'est trop pour une personne, et la besogne en souffre. Cependant ne faites à cet égard rien sans qu'elle le veuille bien ; autrement, pour avoir eu une bonne intention, il vous en arriverait mal. Je sais ce qu'il en est.

Il doit se trouver chez ma mère une petite brochure in-8°, intitulée, Essai sur l'analyse physique des langues, par Paul Ackermann. Il faudrait me l'envoyer aussi.

J'ai un gros rhume; je me suis acheté des souliers fourrés; je n'ai plus d'argent, et le banquier ne m'en veut donner qu'à l'échéance. Voilà pour le moment tout ce que j'aurais à dire d'intéressant à ma mère. Mmc Rouillard a bonne mine, mais elle a perdu au moins vingt-cinq livres de graisse : je la crois enceinte. J'ai dîné avec elle et son mari ; ils font maigre régulièrement les vendredis et samedis, pour se changer, disent-ils. Ils n'osent avouer leur piété. Ce paragraphe est pour chez nous ; vous le ferez parvenir.

Je remercie Mme L*** des nouvelles qu'elle me donne de ma famille; je la félicite de son commérage, avec Fanfine.

Je vous embrasse tretous, et vous: souhaite bonne année et de plus, sagesse au père. Dessirier. Son fils et moi sommes bons amis.
Tout à vous.

P.-J. PROUDHON.