Paris 23 juin 1839.
Mon cher Huguenet, n'ayant pas d'occasion, je suis obligé de vous adresser encore cette lettre par la poste. Pourrais-je enfin obtenir une réponse sur l'objet qui en ce moment m'intéresse le plus? Avez-vous reçu mon Mémoire par M. Sainte-Agathe, car vous ne m'en dites rien, et il ne me paraît pas que vous répondiez à la lettre qui l'accompagnait. J'ai donc sujet de craindre qu'il ait été égaré par le garçon d'hôtel à qui je l'ai remis pour M. Sainte-Agathe, avec une suscription à votre adresse ; il faut absolument qu'aussitôt la présente reçue, vous preniez la peine de me répondre et de me rassurer à cet égard. Je suis obligé d'écrire à l'Académie de Besançon dans la semaine; je ne le veux faire qu'en conséquence de ce que vous m'apprendrez. Ainsi point de retard à votre lettre; si M. Sainte-Agathe ne vous a rien remis, voyez-le, et demandez-lui s'il n'a rien reçu de ma part à l'hôtel Rossignol; auquel cas je ferais des recherches pour retrouver ce que je crois maintenant perdu. Cela m'importe à savoir; encore une fois, ne me faites point attendre.
Je ne suis point étonné que nos affaires aillent si mal; c'est bien pis à Paris. Foucaut m'a dit avant-hier, qu'il était plus que jamais question de fermer tout à fait l'imprimerie Everat; les efforts que l'on fait pour soutenir cette immense machine ne sont que des palliatifs. L'imprimerie de Casimir s'est vendue ces jours-ci; les caractères à 15 centimes la livre, un cicéro neuf, encore en caisse, à 7 sous la livre, et le reste en proportion. Au 20 juin il y avait eu quatre-vingts faillites dans la capitale, depuis le 1er du mois. M. Gaume sa chargerait peut-être du manuscrit dont je vous ai parlé ; mais il lui faudrait du temps pour examiner l'ouvrage, se consulter, traiter avec l'auteur; après quoi, n'y prenant part que comme imprimeurs, nous n'y gagnerions pas grand'- chose. Si M. Bailly avait voulu s'en charger, j'aurais fait de mon côté quelque avance de fonds; M. ParentDesbarres me promet la publicité de sa Revue périodique et ses quatre voyageurs; on aurait pu gagner quelque chose, et plus tard faire son bénéfice avec M. Simon de Latreiche. Si je disposais de 3,000 francs en ce moment, je n'hésiterais pas à entreprendre cette publication, et je ferais partir d'ici une fonte de petitromain. Mais comme vous savez, pour gagner de l'argent, il faut en avoir déjà; ainsi laissons ces spéculations de côté, et prenons vigoureusement le parti qu'en ce moment la nécessité nous impose.
S'il est vrai, comme il me le parait par votre lettre, que la diminution du loyer d'en haut nous suffise, je me charge de ce loyer; pouvez-vous, moyennant cette décharge, vous soutenir jusqu'au mois de septembre? A cette époque, j'irai à Besançon et je fermerai l'atelier. Je vous prierais seulement d'ici là, de chercher dans quelque coin de la ville, écarté, une remise ou un hangar, sûr et fermant bien, où nous pourrions transporter tout le bagage de l'imprimerie. Je suis résolu de laisser en calence tout ce mobilier, jusqu'à ce que je trouve à le vendre sans subir une aussi grande perte, ou qu'il se présente à moi un associé bien fondé, ou enfin que je puisse recommencer par moi-même à imprimer. Pour le présent, je ne puis être à l'étude et aux affaires. Cela mine ma santé et me rend incapable de rien produire. Il me faut, à tout prix, du repos; perdre n'est rien pour moi, mais le souci m'est mortel. Un jour, mon cher Huguenet, nous pourrons nous rejoindre,et moi, vous prouver tout le cas que je fais de vous, et combien j'ai été touché de votre dévouement, quand vous avez cru pouvoir marcher sans moi. Le temps viendra peut-être ou je dicterai des lois aux libraires tout comme aujourd'hui je suis à leur merci. Il est étrange, en effet, que tous les jours je fournisse de la copie à un imprimeur, et que je ne puisse m'en procurer à moi-même. Cela est pourtant. Je vais vendre mou Mémoire adressé à l'Institut, 30 francs la feuille, à un journal grammatical; plus 25 exemplaires qui seront tirés à part. Il y aura au moins 10 francs. Je broche tous les jours pour Parent-Desbarres des articles à 70 francs la feuille; elle en comprend au moins trois ordinaires. Mon Mémoire sur le Dimanche, je me croirais trop heureux de trouver un libraire qui s'en chargât pour rien. Après cela, si j'obtiens du succès, si je suis remarqué, nous verrons. Je n'ai pas tout dit encore, et il reste de l'encre dans mon écritoire,
Ainsi donc : 1° Au mois de septembre, fermeture et déménagement; j'en écrirai bientôt à Mme L*** pour l'avertir de se pourvoir.
2° Comme la cessation du travail ne peut manquer de vous faire perdre la clientèle militaire, faites à M. Bailly l'offre de nos impressions, et de nos tableaux composés. Cela ne peut être de trop dans l'imprimerie qu'il vient d'acquérir ni embarrasser son commerce. Dites que je renonce à cette partie.
3° Songez à vous-même dans les deux mois qui nous restent. M. Chalandre va donner une grande extension à sa maison, précisément vers la même époque; vous pouvez être accueilli de lui avec empressement.
4° Ne tirez rien à grand nombre d'ici là, et agissez en tout comme des gens qui font les préparatifs do leur enterrement. Pour moi, ne vous mettez pas en peine; je calcule que je dois 10 à 11,000 francs, et que j'ai pour tout cela entre les mains une valeur d'environ 6,000. Je me trouverai devoir 4 à 5,000 francs sans avoir ni bu ni mangé. Celafait rien. Les hommes qui n'ont de valeur que par leurs écus, on conçoit que leur attraper 5 francs c'est leur tirer une once de sang ; pour moi, je ne suis pas de cette catégorie. Tant que je suis sain de corps et d'esprit, et libre, je suis tout moimême. Quant au journal dont vous me parlez, comme je n'ai pas sur quoi baser ma décision, je ne puis qu'en référer à vous-même. Traitez à tout prix; nous aurons le plaisir de jouer un pied-de-nez à l'auteur quand il viendra pour se faire imprimer.
Renouvelez à M. Bailly toutes propositions d'acheter tout ou partie, d'imprimer l'ouvrage en question, de prendre les impressions militaires, etc., etc., et répondez-moi si, aux conditions que j'ai acceptées sur votre proposition, vous consentez à suivre les opérations de l'atelier pendant encore deux à trois mois. N'allez pas attribuer ma résolution à impatience ou désespoir; c'est avec calme et sang-froid que je l'ai prise. Vous semblez croire, mon cher Huguenet, qu'en vous resserrant de ' 230 francs sur le loyer, vous pourriez vous en tirer; s'il ne faut plus que cela pour vous faire vivre, vous êtes déjà mort. .Au reste, je ne crois pas même que cette économie soit praticable. Où loger tout ce qui est au magasin? Et quand Mme L*** sera partie, qui gardera l'atelier? Qui répondra quand vous n'y êtes pas? A défaut d'elle, je croirais indispensable de confier ce soin à une autre personne, ainsi nous n'avancerions rien. Quand on est réduit à de telles misères, il ne faut plus se faire illusion. Vous êtes averti maintenant, vous ; Mme L*** le sera sous peu. En attendant, gardez le silence sur toutes ces choses autant qu'il vous sera possible en faisant des propositions à M. Bailly.
Ce que je fais est nécessaire en ce moment à Besançon : c'est le fruit de l'excès de développement qu'avait pris notre industrie. Voilà quatre imprimeries à peu près réduites à zéro : Gauthier, Marquiset, Gomet et Mutassolo. La justice de Dieu s'exécute; malheureusement il y a des innocents qui en souffrent. Vous êtes du nombre et moi aussi. D'autres ont trouvé pis.
Je sais que M. Proudhon s'est irrité contre moi de mon obstination à ne pas vendre ; comme si cela se faisait aussi vite qu'il l'imagine. Il m'accuse d'être un homme peu franc qui dit et contredit. Je suis fâché de cette brouille, mais uniquement pour lui. Car, quant à moi, je ne regretterai jamais une amitié qui tient à si peu de chose, et une estime qui se détruit sur des apparences. J'ai trouvé ici des gens qui disaient comme M. Proudhon, que si j'avais des embarras c'était ma faute, et qu'il ne fallait pas m'en plaindre. Si je faisais à de pareils esprits l'honneur de leur répondre, ce serait pour les remettre à leur place, et non pour me justifier. Ma conscience est au-dessus du jugement des sots. Conservez-moi votre amitié, vous, mon cher Huguenet ; elle m'est plus précieuse que celle de personnages bien plus haut placés que vous. Vous m'avez vu de près, et vous savez par quel côté j'estime un homme. Comptez que mes principes ne varient pas, que mes discours ne changent point, et que ma conduite est inflexible. Je serai très-malheureux par cette manière d'être ou bien j'irai loin. Lequel des deux? L'avenir le sait.
Je travaille à prendre le grade de licencié ès-lettres ; il faut que l'année prochaine je sois quelque part professeur ; nous verrons ensuite.
Donnez-moi encore des nouvelles détaillées, surtout sur ce que vous présumez, etc. Je vous avais demandé des renseignements sur une matière que vous semblez avoir trouvé trop délicate pour y répondre : je n'ai pas reconnu là votre franchise accoutumée. Vous défiezvous de moi; craignez-vous qu'après avoir été informé par vous, mon opinion ne fléchisse et que je ne vous en veuille? Ah! mon cher Huguenet, vous ne me faites pas l'honneur de me croire un homme.
Adieu; j'attends votre réponse; ne me tenez pas en suspens. Agissez avec prudence
et mesure. Travaillez, si vous le pouvez; dans deux mois vous êtes libre, et vous
pourrez vous attacher à une fortune plus solide.
Je vous souhaite le
bonjour,
P.-J. PROUDHON.