Paris 11 mai 1839.
Mon cher Huguenet, j'apprends que mon brevet est arrivé à la Préfecture; je vous autorise par la présente à le retirer et à le conserver en dépôt. Vous vous rappellerez, à ce propos, que le nom de l'imprimerie ne doit pas être changé pour cela; il faut encore attendre que j'aie prêté serment. —Mme L*** demande mon avis sur la nouvelle imposition dont on a frappé l'imprimerie; ce qu'il y a à faire est bien simple : il faut payer, en attendant qu'on ait fait droit à votre réclamation
J'ai vu aujourd'hui deux de mes confrères imprimeurs : MM. Marquiset et Sainte-Agathe. On dit que M. Bailly aurait envie de monter l'imprimerie Gomet. Puisque vous avez déjà réussi à le ramener chez nous, faites mieux encore, proposez-lui de devenir mon associé, je lui offre pour cela toutes garanties, certitudes, facilités, avantages, qu'il pourra souhaiter. Il me semble que j'ai une certaine valeur personnelle que M. Bailly pourrait exploiter mieux que moi-même ; du reste, vous savez que je ne demande pas mieux que de ne pas me mêler d'affaires. Après les travaux littéraires, toute mon ambition serait d'être quelquefois votre paquetier. Quant à vous, vous seriez prote in acternum. Je vous laisse à réfléchir sur tout cela. Je ne vous offre plus à vous-même d'être mon collègue, vous savez que la préférence vous est toujours acquise ; vous n'aurez jamais qu'à dire un mot.
Mon Mémoire a obtenu une mention honorable; il s'en est fallu de peu que je n'ai eu la médaille. Personne ne l'a obtenue. Mon ouvrage a beaucoup plu; son défaut a été d'être trop peu volumineux pour un prix de 1,200 francs. On me conseille de le refaire et de l'imprimer. Si je trouve un libraire, oui ; sinon, non.
Mme L*** me parle d'une visite qu'elle a faite à M. Proudhon, mon cousin; si je l'en crois, mon cousin serait fâché contre moi et très-mécontent. J'en suis vraiment désolé, mais je ne puis accepter les reproches injustes qu'il me fait ; et si j'aime à être conseillé, je n'aime point à convenir des torts que je n'ai pas. Mais Mme L*** elle-même ne lui aurait-elle pas déplu? Êtes-vous vous-même content d'elle? Voilà sur quoi je voudrais une explication franche de votre part. Vous TOUS êtes défait de Josillon; sa conduite passée me prouve qu'il n'était point corrigé; j'entrevois que la soeur pourrait bien avoir aussi quelques-uns des torts du frère. J'attends de vous la vérité. Vous savez que je n'ai pas épousé ni les L*** ni les Jantet. Je crois être juste, mais je veux que l'on marche droit.
Je n'ai pas revu mon jeune homme de Colmar, ainsi les négociations ne sont pas rompues. Toutefois, que cela ne vous empêche pas de faire à M. Bailly les ouvertures dont je vous parle. S'il m'a trouvé dur et irascible plus d'une fois, il pourrait s'apercevoir qu' on homme de mon espèce est plus commode qu'une eau dormante qui ne parle point.
Je travaille avec courage et plaisir ; je me sens une grande vigueur. Si dans deux ans, le défaut de ressources ne m'a pas coulé, je jouirai de cette union que je désire si fort : la science et l'industrie.
Adieu, écrivez-moi aussitôt que vous aurez quelque chose de positif à me faire savoir. Si vous ne me soutenez pas le courage, je romps avec Besançon, et ceux que cela regarde chercheront leurs mailles dans les casses de l'imprimerie.
Tout à vous,
P.-J. PROUDHON.