1839-02-18, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Huguenet.

Mon cher Huguenet, on m'annonce, par une lettre que j'ai reçue vendredi dernier 17 courant, que vous avez imprimé un méchant pamphlet républicain et que la justice s'en mêle. On me dit en même temps que j'en serai incessamment informé par vous. J'attends encore des nouvelles officielles. La personne qui me donne ce fâcheux renseignement a eu soin de ne me rien dire de la seule chose qui m'importe dans tout cela, à savoir si les formalités ont été remplies pour l'impression, si vous n'êtes pas coupable de clandestinité.

J'avoue que je concevrais difficilement une telle imprudence. Cependant, il me tarde de savoir quelque chose de plus précis.

En attendant, voici, sauf meilleur avis, la conduite que vous devez tenir si vous êtes appelé en jugement.

S'il y a eu clandestinité, vous devez nier ; si le fait est trop bien prouvé, aucune considération humaine ne peut nous préserver de l'amende et de tout ce qui s'ensuit. En ce cas, vous rejetterez toute espèce de responsabilité; déchargez-vous de tout sur moi, dites que vous avez agi par mes ordres. Il faut d'abor ,vous mettre à l'abri ; nous verrons ensuite pour moi, car je ne puis risquer grand'chose.

Si le pamphlet en question porte le nom de l'imprimerie, c'est une affaire qui tombera d'elle-même ; mais vous rejeterez encore toute la responsabilité sur moi. Vous direz que vous êtes simple prote, que vous recevez toute commande d'impression qu'on vous fait, que vous ne pouvez vous ériger en censeur des ouvrages d'autrui, etc., etc., que d'ailleurs c'est à votre patron à se défendre et faire valoir ses excuses.

Quand une fois vous serez hors de cause, je rejeterai à mon tour toute la faute sur vous, ce qui ne sera pas difficile à faire comprendre, vous le sentez de reste.

Dans tous les cas, vous devez rester en dehors de toute poursuite, je vous le répète.

Le seul reproche que j'aie à vous faire, en attendant que je puisse juger de la chose par mes yeux, ce serait d'avoir compromis la concession de mon brevet que je n'ai pas encore reçu du ministre, et de m'avoir mis dans la nécessité d'écrire une lettre d'excuses à M. Tourangin, auquel on m'annonce que la brochure a été attribuée.

Je présume que ce dégoûtant pamphlet, comme on le qualifie, n'est pas même au niveau de ce que je lis tous les jours et qu'on imprime sans risque à Paris dans les journaux ; mais il n'en faut pas tant pour faire clabauder et dresser les cheveux sur la tète de certaines gens.

Envoyez-moi au plus tôt cette terrible pièce, et, en attendant, mettez-moi sans crainte en avant et couvrezvous de mon corps. Il faut procéder avec ordre : 1° vous mettre hors de toute responsabilité; 2° m'en tirer après. Je souhaite que vous n'ayez pas suivi une autre ligne de conduite, et que votre bon ange vous ait assez bien avisé pour faire tète à l'orage.

Ma dernière recommandation, c'est en pareil cas de ne jamais vous laisser prévenir une autre fois par personne auprès de moi. J'aime la franchise en toutes choses.

M. Vieux est ici depuis huit jours : nous avons formé plusieurs projets qui peuvent un jour nous remettre à flot et nous rendre vos services et votre zèle très-précieux. Je lui ai fait part de votre mésaventure , et quoique nous ne sachions pas encore ce qu'il pourrait nous eu coûter, nous avons fini par en rire, et de bon coeur.

Mes très-humbles respects à mon parent Proudhon.
Hâtez-vous de m'écrire. si vous ne l'avez déjà fait au reçu de la présente.
Tout à vous,

P.-J. PROUDHON.

P.-S. La lettre que M. Pérennès jeune avait déposée pour moi à l'imprimerie ne m'est toujours pas parvenue. Je veux que toutes celles que vous recevrez pour moi, ou que je pourrais vous adresser pour d'autres personnes, soient brûlées sans être ouvertes si vous ne pouvez les faire parvenir à leur destination.

M. Pérennès me priait de lui chercher un emploi de correcteur ; je lui ai déjà répondu. Si vous avez occasion de le voir, répétez-lui que la misère est grande à Paris pour les imprimeurs. Everat vient de renvoyer quatre correcteurs, C*** s'est sauvé à Bruxelles; un autre libraire en a fait autant ; Lefevre ne fait plus travailler ; MM. Didot ne font presque rien à Paris, ils ont une maison à Dreux pleine de compositrices.

Quand M. Vieux voyagera dans le midi, vous lui donnerez ce qu'il faudra pour placer des impressions militaires. M. Parent-Desbarres lui propose de tenir à Besançon un magasin de librairie en son nom ; ce serait un dépôt pour les provinces de l'Est, la Suisse, la Savoie, le Midi. La chose sera différée encore quelque temps, mais elle pourrait donner lieu à une heureuse combinaison pour notre atelier.