A la Chenaie le 5 décembre 1827.
Je ne me serais pas douté, monsieur le marquis, qu'il fallût absolument venir en province pour lire M. de Bonald. Mais on nous a fait lire, ou tenté de nous faire lire bien autre chose. J'ai eu l'avantage, pendant quinze jours, de recevoir exactement la Gazette de France,.sans parler de maints et maints pamphlets, spirituels comme le Moniteur, et solides comme les trois pour cent. Cette effusion de l'esprit ministériel a produit les apôtres que vous voyez. Je crois que M. de Villèle n'est pas à se mordre les doigts de sa confiance dans l'opinion publique, et vous ne pouviez choisir un meilleur moment pour lui renvoyer son : Soyez tranquille ! A voir ce déluge d écrits qui ont fatigué la poste durant les élections, ne serait-on pas tenté de dire que les ministres ont vidé leurs portefeuilles? Cela fera peut-être que, désormais, ils y tiendront moins. Cependant M. le Président du Conseil s'obstine à maintenir qu'il a et qu'il aura la majorité. Il y a là je ne sais quoi qui tient de l'impénitence finale. Je ne serais pas surpris qu'il fallût employer ce qu'à Milan, du temps de la peste, on appelait les Monatti', pour l'enlever de la rue de Rivoli. Cet homme est étonnant, mais moins. que le Roi, je le dis avec peine. Comment peut-on risquer un trône pour un Gascon? Il finira, ce Gascon, par s'en aller à la Chambre des pairs avec M. le comte de Corbière, et M. le comte de Peyronnet, è tutti quanti, ce qui ajoutera au relief de ce qu 'on appelle si délicatement « l'aristocratie du royaume. » Au reste, après avoir fait d'un seul coup soixante-seize aristocrates, il est bien permis de l'être aussi.
Tout cela fait pitié, sans doute, mais les suites font peur. La révolution triomphe, elle est dans tous les esprits, et la moitié de la France rêve de nouveaux bouleversements. Que sera-ce, lorsque de la tribune, et peut-être de plus haut, elle échauf. fera des passions déjà si ardentes, et donnera le signal à ses armées impatientes d'agir. Les iniquitès, les bassesses, l'ignoble despotisme d'une administration dégoûtante, ont fatigué, irrité les âmes au delà de ce qui se peut exprimer, et la haine monte jusqu'au trône, parce qu'on le croit le point d'appui des hommes que repousse la conscience publique. On n'ose calculer les conséquences d'un pareil état de choses. Le Pouvoir a perdu toute sa force morale; il n est plus soutenu que par des intérêts purement matériels, et ces intérêts qui se lient aux siens, diminuent chaque jour, parce que, rien n étant constitué au-dessous de lui, tout vient se résoudre en sommes d'argent, et que l'argent est, par sa nature, essentiellement démocratique. Le Roi lui-même n'est qu'un rentier, le plus riche de tous, si l'on veut; mais ce n'est pas ce qui rend sa position meilleure, car l'industrie, qui est extrêmement forte sur l 'arithmétique, trouve qu'on pourrait, à beaucoup moins de frais, faire signer des ordonnances. Elle n 'y voit- que cela, et cette haute pensée n'est certainement pas hors de la portée du peuple. C'est « le gouvernement au meilleur marché » de M. de Lafayette. Nous verrons quel rôle va jouer, à la session prochaine, l'auteur que M. votre fils juge si bien^ Je ne crois pas que celui-là voulût des ministères ait meilleur marché. Il parait/àvoir fait le sien avec la Révolution. Dieu veuille qu'il lui tourne à honneur et à profit. Il se contenterait peut-êfre du dernier; et ce serait sagesse en ce moment, car il a bien à courir pour rattraper l'autre.
Je ne sais si, dans le moment actuel, notre ami2 se résignera à prendre la route de Florence. C est un exil doux, mais c'est un exil. Je craindrais que l'ennui ne fut du voyage. La vie est extrêmement monotone en Italie. Ce pays ne convient guère qu'à deux sortes de gens : aux hommes passionnés pour les arts, et à ceux qui recherchent jenesais quel calme et quelle tranquillité orientale, qui n'a jamais été dans le goût et les habitudes françaises. Le ciel y est admirable, mais on finit bientôt par dire, comme Lucinde : « Ma bonne, j'ai tant vu le soleil ! » Et post equitem sedei atra cura. Après tout, si on y va, on en revient aussi; et c'est ce qui me fait moins craindre ce séjour pour notre ami.
Ce que je crains, monsieur le marquis, c'est que vous ne sachiez pas à quel point je vous suis tendrement et respectueusement dévoué. Je demande grâce pour les deux adverbes; ceux-là viennent du cœur.