1828-02-18, de Félicité de Lamennais à Marquis Charles-Louis-Alexandre de Coriolis d'Espinouse.

J'espère, monsieur le marquis, qu'au moment où je vous écris, vous êtes rassuré sur la santé de Mme de Maccarthy. Ce me serait une grande joie de l'apprendre, car je prends un vil intérêt à tout ce qui peut vous toucher, vous et tous ceux qui vous appartiennent.

Les faits que vous avez eu la bonté de m'apprendre sont extrêmement curieux ; ils aident beaucoup à juger des hommes et des choses du moment. D'après les premières discussions des Chambres, on voit déjà deux choses : que M. de la Bourdonnaie et ses amis défendent les maximes et les pratiques de l'administration comme si elle leur appartenait déjà; et que, lorsqu'ils y seront parvenus, ils se briseront sur les mêmes écueils que leurs devanciers.

C'est, à mon avis, une grande faute que de se faire le panégyriste du système constitutionnel, et d'en repousser les conséquences immédiates. Il en résulte qu'on perd la réputation d'homme de bonne foi, et qu'on irrite le bon sens public, que révoltent ces visibles et grossières inconséquences.

Royalistes et libéraux, tous, il y a trois mois, tonnaient contre les fraudes notoires qui ont amené illégalement plusieurs députés dans la Chambre. Aujourd'hui, voilà qu'on pallie ces fraudes, et que l'on conteste à la Chambre le droit qu'elle exerce en Angleterre de s'en informer; de sorte qu'il serait reconnu que l'administration peut, quand il lui plaît, renverser impunément l'ordre légal1. Si l'on croit par là fortifier le trône, on se trompe étrangement. Le parti révolutionnaire qui, les institutions étant données, a pour lui la raison, le droit, la justice, l'honneur, triomphe dans l'opinion, même lorsqu'il succombe dans la Chambre. Il n'y a point de plus mauvais parti et de danger plus grand que de rendre les lois dérisoires.

Vous avez raison de craindre que, dans les circonstances qui peuvent survenir, on ne temporise trop à Rome. Cependant je suis plein de confiance dans les lumières supérieures et dans le grand caractère du Pape. Il se souviendra sans doute combien de fois, sous Louis XIV, on manqua l'occasion d'abattre le jansénisme, et comment, pour éviter de légers inconvénients, on finit par créer un péril immense. Fénelon l'avait bien prévu; il ne cessait d'annoncer le schisme qui faillit éclater sous le Régent, et qui naquit enfin en 1791. La Correspondance de ce prélat, bien au-dessus de Bossuet pour l'étendue de l'esprit et la profondeur des vues, est curieuse à lire sous ce rapport. En voici un passage qui m'a frappé2 :

Pour bien juger de l'avenir, il faut moins regarder les actes du pouvoir que le mouvement général des esprits. Bien des gens, habiles d'ailleurs, se trompent en jugeant d'après une autre règle. L'administration leur paraît modérée, parce qu elle reste toujours en arrière des partis qui la poussent; et ils se rassurent là-dessus. Mais elle n'en marche pas moins, pour marcher plus lentement. Jetez les yeux sur le passé, et vous vous effrayerez du chemin qu'elle a déjà parcouru. La décision me paraît être la qualité la plus rare en ce monde ; aussi est-ce par elle seule que s'opère tout ce qui se fait de grand. Elle est la vraie force, ou au moins il n'y a pas de force sans elle.

Si vous ne saviez pas, monsieur le marquis, avec quelle tendresse et quel respect je vous suis dévoué, j'essayerais de vous le dire, et les expressions pourraient bien me manquer, car je n'en sais point qui répondent à mes sentiments pour vous.