A la Chênaie le 21 mai 1827.
J'ai vos deux lettres du 30 avril et du 5 mai. La cadette, plus agile, a rejoint l'aînée, de sorte qu'elles sont arrivées en se donnant la main. Hélas! elles m'apportaient de bien tristes nouvelles, puisque la comtesse Louise est toujours souffrante, et vous aussi, et mon cher comte aussi par conséquent. Certes, le bon Dieu vous éprouve avec bien de l'amour : car tout cela est de l'amour, tout cela est le présage d'une belle, d'une magnifique récompense. Encore un pdh de temps, et ces peines de la terre se transformeront, dans le ciel, en une joie inénarrable. Courage donc, point d'abattement, mais un vif élan de l'âme vers le prix qui vous est proposé et vers Celui qui vous le prépare.
Me voilà enfin un peu au fait de votre itinéraire; vous allez à Oleggio. J'espère dans le voyage, j espère dans les bains, j 'espère dans les eaux, j'espère surtout dans la Providence, qui vous conduira, qui veillera sur vous pendant votre séjour, et qui vous ramènera plus forts, plus calmes, avec plus de tout ce qu'il faut pour accomplir en paix ce long et triste pèlerinage. J'ignore entièrement ce qu elle fera de moi, cette tendre mère qui sait mieux que nous ce qui nous est bon. Je n 'ai, ce me semble, aucuns désirs, si ce n'est de vous voir et puis de rentrer dans ma solitude. Je doute fort qu 'il entre dans ses vues que j'aille là ; mais je voudrais toujours que vous y fussiez, et je suis très-loin de croire que ce soit une chose manquée à tout jamais. Cela me paraît si naturel, si convenable en sd!, si parfaitement dans le cours du bon sens le plus simple, qu 'il me paraît difficile qu'on n'y revienne pas. C est une affaire à ménager, de manière à être toujours là pour saisir l occasion qui se présentera tôt ou tard.
Vous avez donc près de vous le bon abbé L. Il a grand besoin de se rasseoir. Je n'ai pas vu les prospectus dont vous me parlez, mais je ne suis pas très-étonné que son nom ne se trouve pas dans l'organisation nouvelle. Il régnait un tel désordre dans son administration, qu'il a fallu des efforts infinis pour le sauver d 'un éclat, et tout n'est pas encore arrangé ; il n'est pas encore à l'abri personnellement, s'il reparaissait à Paris.
Au milieu de ce désordre, plus déplorable que je ne puis vous le dire, sont venus les ennemis, sont venus les fripons. Ce qu'il a de mieux à faire, désormais, est de rester en repos; mais le pourra-t-il? Il y a environ un an qu'il signa un traité avec M. de Vitrolles pour établir dans ses terres, près de Gap, une espèce de colonie religieuse, qui aurait cultivé, amélioré, etc. Les hommes, peu à peu, arrivent. L'abbé L. voyage pour étudier ceci, pour étudier cela, touche 5,000 fr. qui devaient être employés en achats de mulets, et qui ne l'ont point été ; puis tout d'un coup, il y a trois mois, il écrit que sa tête n'y est plus, et il part sans en dire davantage. Le fait est que le pauvre garçon a eu réellement des accès de folie. Dans le temps dont je vous parle, n'ayant pas le sou, il achète près d'Arles une terre plus de 200,000 fr., laquelle en valait à peine les deux tiers. Il écrivait à mon frère qu'il avait plus de 300,000 fr. de rente, et que ses établissements (ceux de mon frère) s'en trouveraient bien. Il écrivait au curé de Bàle de faire dire des messes pour remercier Dieu qui venait de lui envoyer un million. Il n'y a point d'extravagances, il n'y a point d'inconséquences qu'il n'ait faites, dans cet état d'égarement d'esprit. Je vous mande ceci, parce qu'il faut que vous sachiez tout, sans cela vous pourriez peut-être vous trouver engagés en des choses qui vous causeraient du désagrément. Du reste, le pauvre malheureux n'est qu'à plaindre. Son zèle et ses vertus méri- tent une grande estime. Seulement, il s'est perdu par entêtement et par présomption, n'ayant jamais voulu écouter personne, même le chef de la compagnie à laquelle il appartenait... (La fin de la lettre manque.)