1828-02-11, de Félicité de Lamennais à Madame la Comtesse de Senfft.

J'ai reçu presque à la fois la lettre de la comtesse Louise, du 50 janvier, et la vôtre de même date, continuée le 2 février. La première m'a charmé par le retour des forces, et de la gaieté, et de tout ce qui promet une bonne et solide

convalescence. La seconde m'afflige beaucoup. Vous êtes triste, souffrante, inquiète; vous succombez presque à tant de chagrins et de contradictions. Retranchez-en la prévoyance, le reste sera plus supportable. Au nom de Dieu, ne vous laissez point aller à une imagination, je dirai davantage, à une raison qui vous tue! Que voulez-vous faire à tout ce qui se fait? C'est le désordre, le bouleversement, le chaos, la fin du monde; eh oui! tout ce que vous voudrez. Mais, encore un coup, que pouvons-nous y faire? Plions sous la main de la Providence, et tâchons d'user poiiil notre salut des maux mêmes qu'elle envoie ou qu'elle permet. Quant aux sots, moquez-vous-en, et ne leur laissez pas le pouvoir de troubler votre repos. Jamais nous n'aurons la paix, si nous la faisons dépendre des hommes. Elle n'est que dans l'abandon sans réserve à Dieu.

Je ne plains, dans ce qui s'est passé, que la famille de Mme de Sainte-L Là, comme ailleurs on a commis des fautes, et de grandes fautes ; mais il y avait honneur, conscience et probité. Tout le reste, sans exception, n'était que de la boue.

Pour continuer ma gazette, je vous transcrirai ce qu'on m'écrit en date du 7 janvier :

« Puisque vous trouvez mes détails curieux, en voici d'autres que je vous puis certifier tout aussi conformes à la vérité. Il est très-vrai que M. de La Bourdonnaie, dans un conseil des ministres, où il a été appelé, et lequel a duré, m'a-t-il dit, quatorze heures, a refusé le portefeuille de la marine (que lui offrait de fort bonne grâce M. de Chabrol), si on ne donnait pas l'université à M. Delalot; mais on ne voulait plus de M. Delalot, à cause, disait-on, de sa couleur religieuse qui faisait peur; car on a peur de tout et de tout le monde, et je pense, Dieu me pardonne, que La Bourdonnaie ne veut pas entrer au'ministère sans Del..., de crainte seulement qu'il ne l 'en fit sortir. Tout donc a été rompu, et l'on s'est rabattu sur M. dè Vatimesnil, qu'on a jugé et qui s'est effectivement montré, de meilleure composition. On avait proposé d'ad-joindre Portai; mais la Bourdonnaie a dit d'un ton sec et impérieux : —Je ne yeux pas de M. Portai. — A quoi M. Roy a reparti, non moins sèchement : — C'est-à-dire que vous voulez nous chasser, et alors j'aime mieux sortir aujourd'hui que demain. — Portalis a dit de mème, et tous deux ont offert leur démission qui n'a pas été acceptée. Le roi a montré beaucoup d'humeur de cette scène, dont je tiens les détails d'un des ministres présents.

« A l'égard de la commission nommée sur le rapport de M. Portalis, et où M. de Paris et M. de Beauvais se trouvent en compagnie de-maître Dupin, on vous dit à l'oreille que c'est le morceau de pain jeté dans la triple gueule du Cerbère libéral pour l'apaiser. On convient sans embarras qu'on n'est pas un Hercule, sans quoi on s'y prendrait comme lui; qu'on ne veut que gagner du temps. Enfin, si vous les pressez de questions, que vous leur demandiez, par exemple, ce qu'ils pensent sur là matière, ils vous répondront, comme dans la comédie : Je n'en sais rien; c'est ma façon de penser?-Ou bien. comme jeu M. Fox à un créancier qui lui demandait quand il le payerait : Vous êtes bien curieux! En attendant que les événements répondent pour eux, un archevêque et un gentilhomme auvergnats se chargent, avec bien d'autres, de les hâter, en poursuivant avec acharnement le parti prêtre. Car c'est aujourd'hui à qui brûlera ses vaisseaux. Vous verrez le discours de la couronne. Il peut, je crois, se traduire ainsi : J'aime bien papa le bon Dieu: j'aime bien maman la Révolution. Aussi la « déclaration à maman » fait-elle pousser des cris de joie aux libéraux de toute farine. C'est en attendant les rugissements. Et les niais de salon de répéter d'un ton capable : — C'est un discours très-constitutionnel...— Serait-il écrit là-haut, qu'aujourd'hui encore, comme il y a bientôt quarante ans, on sera sourd aux avertissements pour ne s'en rapporter qu'aux catastrophes? Vôtre espérance en R... est sans doute bien fondée, mais on est bien temporiseur en ce'pays-là, et tout délai serait mortel. »

Je vous dirai, sur ces dernières paroles si vraies, qu'il n'est rien de plus curieux et de plus instructif à lire à ce moment que la correspondance de Fénelon, inédite en très-grande partie jusqu'à ce jour. On y voit qu'en temporisant, malgré les plus vives instances de l'archevêque de Cambrai, et de beaucoup d'autres, Rome manqua successivement toutes les occasions d'abattre le jansénisme. On lui annonçait, depuis des années, le schisme qui faillit se consommer sous le Régent, et qui éclata enfin avec la Révolution. En des circonstances analogues et bien plus alarmantes, dans un temps où tout marche beaucoup plus vite qu'alors, on revoit la même incertitude, la même faiblesse, la même peur, tant il est vrai qu'il n'y a d'expérience pour personne! Voici une phrase de Fénelon, dans une lettre à son correspondant de Rome, laquelle m'a frappé : « Tout ce qui avilit dans l'imagination de la multitude l'autorité du Saint-Siège par une apparence de faiblesse, mène insensiblement les peuples au schisme : c'est par là que les personnes zélées se découragent, et que le parti croît en témérité; plus on lui souffre, plus il entreprend : c'est la patience dont on a usé jusqu'ici qui lui a fait hasarder les démarches les plus irrégulières. »

C'est là une vérité si claire, que l'on ne conçoit pas qu'elle fasse si peu d'impression sur quelques esprits. J'ai dit et redit mainte fois la même chose; on ne s'en est pas fâché; voilà tout. Nous verrons l'avenir.

L'abbé Dum.... est un garçon tout à fait aimable, rempli de qualités solides, et dont je fais grand cas. Il a été fort mal d'une maladie dont on revient rarement, la phthisie du larynx. Grâce à Dieu, je le crois maintenant tout à fait hors de danger. Nous avons autrefois un peu ri de lui, mais cela n'empêche pas de sentir et de juger le fonds, qui est excellent. Je sais de lui plusieurs traits de fermeté et de désintéressement qui m'ont touché.

J'attends demain mon frère que je n'ai pas vu depuis trois mois. Il ne fera que passer, à son ordinaire.

On parle d'une alliance formée entre la gauche et le centre gauche. La pente générale est toute de ce côté; cela doit être d'après les raisons que je vous écrivais l'autre jour, et cette disposition ira croissant. On pourrait beaucoup, dans l'autre sens, si on savait et si on voulait; mais on n'est pas près de savoir, et encore moins de vouloir. La chocolata! à la bonne heure; mais après viendra le vinum mixtum.