Le 22 janvier 1828.
Hélas! ami, il y a des années bien pesantes. Que sera-ce donc que l'éternité, pour ceux qui n'auront pas, comme nous, l'espérance? qui n'entendront jamais cette parole : bon an? à qui nulle créature ne pourra faire aucun souhait, et dont les regards, en parcourant un horizon infini, ne découvriront jamais, jamais, que la malédiction? Ah! ne nous plaignons point de ce qu'on appelle ici-bas des maux, et qui sont, au contraire, les plus grands des biens, s'ils servent à nous délivrer de cet effroyable avenir, qui sera celui de tant d'hommes que d'autres envient dans leur aveuglement. Que Dieu vous donne patience, et, au milieu des contradictions que vous éprouverez encore sans doute, qu'il vous fasse goûter le don de la Croix : si scires donum Dei! Voilà mes vœux pour vous; je n'en forme pas d'autres pour moi-même, et, en vérité, il n'y a que cela de bon; tout le reste est folie et vanité.
J'ai vu dans les journaux que M. de Vitrolles était en effet nommé ministre de France près du Grand-Duc; mais je n'en sais pas d'autres nouvelles, car il y a assez longtemps que je n'ai reçu de lettres de lui. Il se proposait de passer l'hiver en Italie avec sa famille, et s'il n'a rien changé à ses dispositions, Mme et Mlle de Vitrolles devaient être déjà depuis quelque temps à Nice. Si elles passent par Turin, vous serez sûrement des premières personnes qu'elles s'empresseront de rechercher.
Si M. de Villèle était resté au ministère, il y aurait eu très-certainement une crise violente avant deux ans. Il n'est sorti qu'après des paroles très-dures que lui dit M. le Dauphin dans le Conseil. Il voulait à toute force tenter l'événement de la session. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il laisse la France en état de révolution imminente. Il a consumé à son profit le peu de force qui restait à la Royauté. Ses successeurs feront-ils mieux? Non, sans doute, car on ne peut reculer. C'est comme dans Bossuet; il y a une voix qui dit : Marche, marche! On voudrait s'arrêter; marche! et l'on arrive ainsi nous ne savons que trop où. Il y a grande apparence que MM. de La Bourdonnaie, Delalot et Chateaubriand auront bientôt chacun un portefeuille sous le bras. Il vaudrait mieux avoir un peu de sens dans la tête. Mais alors que deviendrait le représentatif, et qui d..ble représenteraient-ils?
Je n'ai, je vous assure, aucune prévention particulière contre l'Autriche. D'où me viendrait-elle? Je trquve même qu'il y a de l'habileté dans son administration, mais de cette habileté anglaise qui consiste à combiner sagement des intérêts purement matériels. Quant-à l'empereur, je respecte beaucoup ses vertus personnelles; c'est, je crois, tout ce que peut faire quelqu'un qui ne l'a jamais vu, qui ne le verra jamais, et qui n'a pas même avec lui cette espèce de rapport qui lie les sujets et le souverain.
Vous voudriez aussi que j'aimasse davantage les Jésuites. Il faudrait bien des pages pour vous développer ma pensée à leur sujet. J'estime beaucoup la plupart d'entre eux : ce sont de saintes gens, tout à fait propres à en sanctifier d'autres. par la direction des consciences. Voilà le seul bien que je les croie désormais destinés à faire. Avant de les connaître, avant d'avoir examiné leurs Constitutions, en les comparant à leur histoire passée et présente, j'en avais une plus haute idée, cela est vrai; j'étais de bonne foi alors, comme je suis de bonne foi aujourd'hui. Seulement, je sais maintenant plus. de choses, et je pourrais dire le pourquoi de mon opinion, qui est partagée même par des Jésuites. J'évite tant que je peux de me passionner; je fais lotis mes efforts pour voir les choses telles qu'elles sont, car j'aime la vérité par-dessus tout, et il n'y a qu'elle qui soit aimable. Si après cela je me trompe, Dieu me le pardonnera, je l'espère du moins. Il ne s'agit ici ni d'un penchant, ni d'une répugnance. Je ne comprends pas même ces deux mots appliqués à un Corps : je regarde ce qu'il fait, ce qu'il peut faire, et d'après cela je fixe mon jugement; voilà tout. Cette méthode me paraît plus nécessaire que jamais, si l'on ne veut pas courir le risque de faire beaucoup de mal à l'Église, mais beaucoup. On a, depuis cent ans, examiné tout, pour tout détruire; il faut qu'à leur tour ceux qui vivent au milieu de ces ruines examinent tout pour tout réédifier. Du reste, mon sentiment n'est rien, et personne ne le sait mieux que moi; mais, pauvret, je suis bien forcé de m'en contenter tel qu'il est.
Je vous dirai, pour changer de discours, que nous avons l'hiver le plus extraordinaire que j'aie jamais vu, par les subites et perpétuelles variations du temps. Nous avons eu, ce mois-ci, plusieurs journées comme il y en a peu en mai; et puis, tout d'un coup, des tempêtes, des torrents de pluie, de tonnerre, avec des bouffées de neige et des gelées de quelques heures jetées à travers tout cela. On n'y comprend rien; c'est un vrai chaos.
Vous connaissez la pauvre Mme de Duras, auteur â'Ourika et autres petits ouvrages de ce genre; elle est mourante, à Nice, et probablement morte au moment où je vous écris. Sa maladie a été très-longue et très-pénible, de plus d'une manière, pour elle et pour ses amis. Elle avait des terreurs horribles de la mort, au point que sa raison en était aliénée. Il lui fallait quitter tant de choses! Enfin, Dieu a eu pitié d'elle, et l'on me mande qu'elle a reçu ses derniers sacrements avec beaucoup de résignation. Remitte mihi, ut refrigerer priusquam abeam; et amplius non ero. Que ce mot est touchant! Et vous voyez que chaque jour il a son application. Mon Dieu ! comment se fait-il que l'on tienne à la terre? Il me semble que c'est le pendu qui ne veut pas qu'on lui coupe la corde. Mais les hommes sont faits comme cela.
Quoi qu'il en soit, je vous conjure de soigner votre santé, et de rester à la potence le plus longtemps possible, si ce n'est à cause de vous, par charité au moins pour les personnes qui vous sont dévouées comme je le suis.
Je reçois à l'instant des lettres -de Paris qui ne sonj nullement gales. Elles confirment tout ce que je vous ai mandé depuis trois semaines. On s'effraye beaucoup, et même trop, car le moment de la crise n'est pas encore arrivé. Il y a ces mots '" dans une des lettres : « L'évêque d'Hermopolis -répète dans son salon que l'abbé de Laimnnais nous a conduits où nous sommes. Mais on n'écoute plus ce pauvre ministre; décidément il est fini. » Il est grandement question de Royer-Collard pour le remplacer.