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Mon cher Ackermann, j'irai voir M. le curé de Villers dimanche prochain, s'il fait beau, et je vous rendrai compte de ma visite une autre fois.
Je vous remercie, en attendant, de votre brochure, et des deux ouvrages de M. Pauthier ; je ne 'attendais ras à cette distinction de sa part. Dites-lui que s'il a eu intention de me servir au pays par cet envoi, il a pleinement réussi. On se regarde ici, quand on entend dire que des gens de lettres et de science de Paris m'adressent leurs livres. Bien obligé donc.
Puisque M. Pauthier est si bon ami et si bon compatriote, qu'il me permette d'en user avec lui sur le pied de l'égalité. Il a lu mon essai que je n'aurais jamais osé présenter à un homme comme lui; je serais heureux s'il en acceptait un exemplaire, j'en ai laissé cinq ou six en dépôt chez Dessirier. Voudriez-vous vous charger de cette négociation ?
Je ne connais guère que de nom. et par la lecture de trois ou quatre numéros, la Revue des deux Bourgognes. Je n'aime point ce journal et son allure: j'ignore s'il y a plus de coterie que dans les autres; ce que je sais, c'est que la Bourgogne y a le pas sur la Comté et que les Bourguignons n'ont d'encens que pour eux-mêmes. Il est très-difficile d'y faire admettre un article; les doctrines sont, à la mode d'aujourd'hui, vagues, empreintes d'un certain mysticisme philosophique, traînantes, sans fermeté, sans vigueur. C'est de l'eau miellée. Si j'étais à la tète d'un journal semblable, je m'en servirais surtout pour dire à mon pays ses vérités les plus dures. Or, ce n'est point ainsi que ces messieurs l'entendent. Sauriez-vous faire une jolie uvelle, des vers à la Hugo, de l'histoire avec des considérations à perte de vue; pouvez-vous vous écarter du bon sens suffisamment pour attraper le bel esprit et la fine fleur de style? Présentez-vous à la Revue des deux Bourgognes. Je crois, en un mot, que cette publication ne convient point à des hommes qui cherchent à faire prendre racine à de bonnes vérités, bien nues, bien vives, bien décidées. Je n'imagine plus, mon cher Aukermann, pour vous comme pour moi, qu'un moyen de publication; c'est de réduire nos oeuvres aux dimensions du pamphlet, et de faire en sorte que, publiées par fragments, elles forment autant d'articles entiers, distincts," mais qui puissent se réunir et faire corps. Par là, nous serons forcés de serrer le style, de le rendre ardent, bref, simple et surtout populaire, quoique noble et châtié; en un mot, je voudrais qu'à l'exemple de Timon ou de Paul-Louis, nous pussions nous passer des autres et nous faire rechercher pour nous-mêmes.
Je suis dans la liquidation et dans le déblayage de nos affaires; j'espère en être débarrassé pour le mois de septembre. Mon associé L*** a été retrouvé au bout de trente-trois jours, mort dans un bois à deux lieues de Besançon.
J'ai passé le pont aux ânes ; je suis bachelier. J'ai déjà rédigé un Mémoire pour l'Académie, le plus bref que j'ai pu, et en style de pétition. M. Pérennès, qui tient à mon élection, m'a rendu ma pièce après en avoir pris lecture, pour me faire changer cette phrase :
« Né et élevé dans la classe ouvrière, lui appartenant encore, aujourd'hui et à toujours, par le coeur, le génie, les habitudes, et surtout par la communauté des intérêts et des voeux, la plus grande joie du candidat, s'il réunissait vos suffrages, serait, n'en doutez pas, Messieurs, d'avoir attiré dans sa personne votre juste sollicitude sur cette intéressante portion de la société, si bien décorée du nom d'ouvrière, d'avoir été jugé digne d'en être le premier représentant auprès de vous; et de pouvoir désormais travailler sans relâche, par la philosophie et la science, avec toute l'énergie de sa volonté et toutes les puissances de son esprit, à l'affranchissement complet de ses frères et compagnons. »
Il ne m'a rien reproché sur le reste, seulement il désire que je raconte les détails de ma vie, ce qui me répugné fort; mais quant au passage que je vous ai rapporté, tout lui en paraît mauvais. Je lui rendrai l'équivalent, mais en termes qui ne le choqueront plus.
Je disais à Dessirier qu'un candidat s'était retiré; tout au contraire, les concurrents abondent, de trèshuppés, et très-fortement recommandés. L'un est fils de M. Duvernoy, associé correspondant de l'Académie ; l'autre, ce qui est assez plaisant, est appuyé par mon parent Proudhon, de Dijon. Je n'irai voir et solliciter personne
Envoyez-vous votre discours à l'Académie? Vous avez jusqu'au 15 du mois; ne perdez point de temps; vous n'auriez pas de concurrent, je crois ; et vous serez bien accueilli. Courage donc.
C'est aujourd'hui Pentecôte ; imposerez-vous les mains à quelqu'un? — J'ai ici un excellent catéchumène; le troisième sera difficile à trouver. Notre ville est affreuse et horrible par les mauvaises moeurs et l'anéantissement complet des principes.
Je vous embrasse de tout mon coeur, vous et Bergmann.
P.-J. PROUDHON.