1839-03-11, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Huguenet.

Mon cher Huguenet, mon cousin Proudhon me donne l'état des affaires : il me dit que les recettes pourront être égalées aux dettes et dépenses; mais ce qui me chagrine, c'est que vous êtes trois, en attendant, qui ne touchez pas un sol. Je crains que l'impatience ne vous gagne à la fin, et moi aussi. Cependant, je suis toujours convaincu que si nous pouvons traverser encore cet hiver, nous serons sauvés.

La librairie et l'imprimerie sont à bas à Paris : misère universelle, point d'ouvrage. Les meilleures maisons sont ébranlées et renvoient les ouvriers par centaines.

Je fais des articles de grammaire, logique et philologie pour l'Encyclopédie de M. Parent-Desbarres, à 70 francs la feuille grand in-4° à deux colonnes. C 'est trop bon marché ; cependant si tous les auteurs allaient plus vite, je lui en bâclerais sans peine deux feuilles par mois. — D'un autre côté, il me donnera à lire les épreuves de son Saint-Augustin : il va remercier, ou plutôt employer à autre chose son vieux correcteur.

Enfin je lis de temps en temps le journal légitimiste l' Europe; il est assez singulier, comme vous voyez, qu'au milieu de la détresse universelle je sois accablé de besogne. Patience ! nous éclaircirons le brouillard. On est content de ma rédaction ; je leur fais de belles phrases; on se moque du reste.

J'ai vu M. Pauthier de Censay avant-hier ; nous avons causé trois heures. Il approuve fort mon projet de rester imprimeur et de publier une Revue. Sa coopération m'est acquise; il me l'a promis formellement. Cette Revue commencerait à paraître après la publication d'un ouvrage de philosophie dont je m'occupe. Elle consisterait en 5 feuilles in-8° tous les mois. J'entends que cette publication n'ait rien de mercantile; l'abonnement sera de 1 5 francs par an ; c'est le prix des in-8° à la mode. 60 feuilles feraient deux volumes. Dès qu'il y aurait 300 souscripteurs, je m'engagerais à en publier et répandre 200 exemplaires gratis ; si nous arrivons à 500. j'en publierais 500 exemplaires. Je ne veux que les frais d'impressions, de bureau, et quelque chose peur ma gérance. Je ne demande rien pour mes articles, et je ne veux pas que personne y travaille pour de l'argent. C'est un moyen d'influence et de réforme que je veux mettre eu mouvement dans notre pays : M. Droz, y applaudit de tout son coeur; et j'espère y entraîner l'élite de notre nation franc-comtoise. Je vais amasser des matériaux pour avoir de la copie au moins pour six mois d'avance.

Vieux était parti quand j'ai reçu votre dernière ; je n'ai pas encore do ses nouvelles. Il s'occupe do chercher des souscripteurs à une table de Fleury qui manque partout. Cette table formerait un énorme in-4°; il faudrait au moins 3.000 feuilles pour l'impression à 500.

Dès que nous aurons 300 souscripteurs à 12 fr. 50 broch., nous mettrons la main à l'oeuvre.

Pauthier va me mettre en relation avec un jeune et honnête libraire de notre couleur ; il m'a promis aussi de me procurer, quand il en trouverait l'occasion, quelques ouvrages à imprimer. Je vous le répète : un peu de courage, et nous sommes hors des poux.

Tout à vous,

P.-J. PROUDHON.