Paris 24 mars 1839.
Mon cher et ancien collègue, je ne sais combien de temps encore vous attendrez l'argent que je vous dois ; vous savez qu'il est sûr et ne peut manquer ; mais il parait que les comptabilités académiquesmarchent pas comme la vôtre. J'ai chargé mon parent Proudhon de toucher pour moi; c'est lui qui vous remettra 83 fr. 15 c, argent de MM. Gaume ; plus 43 fr. 33 c. que vous m'avez avancés.
Il n'y a rien de nouveau ni de changé dans ma condition depuis la dernière lettre que vous avez reçue de moi ; et je ne sais qui peut faire mystère de ce que je lui écris. Je ne confie guère au papier que ce que je veux que tout le monde sache. Je lis les épreuves, momentanément, d'un journal légitimiste, l'Europe ; et je bâcle de temps en temps un article pour l' Encyclopédie catholique, de M. Parent-Desbarres ; voilà tout. Je fais de la philosophie, pour m'amuser, m'occuper, pour dire que je fais quelque chose ; car, du diable si personne conçoit rien ici à ma manière de traDE P.-J PROUDHON. 107 vailler. M. Droz m'a déjà répété plus de quatre fois qu'il ne peut s'imaginer par quel secret j'ai appris à écrire en français, et que tout ce qu'il voit de plus clair dans ma façon d'étudier, c'est que je perds mon temps. S'il n'y avait pas là quelques preuves matérielles pour le tranquilliser, il me regarderait, je crois, comme un écolier désespéré. Aussi trouve-t-il que je ne suis pas aisé à conduire. De tout ce qu'il me conseille, je n'ai encore fait que ce que je voulais comme lui. Cependant, nous vivons bien ensemble, et je l'aime sincèrement.
Je compte toujours sur l'accession de M. Foucaut à l'imprimerie. Il désire, il a envie; puis il a peur, il n'ose pas. Et je ne le presse pas. Je veux maintenant qu'en devenant mon associé, s'il le devient, il m'ait obligation. Tout change dans ce monde ; et par conséquent nos différents rôles.
Hermann n'est pas heureux : ses appointements ne peuvent lui suffire ; il a la table et 200 francs par an. Sa chambre lui en emporte 96. Son patron lui a fait souscrire dernièrement un billet à ordre, au 24 avril prochain ; il ne comprenait pas clairement ce qu'il faisait, et n'a pu me rien expliquer sur les intentions présumables de son maître. Il est évident que ce billet, signé Hermann, est une valeur fictive dont son maître a besoin : cela frise le faux. Ce pauvre Hermann tremble d'être mis en prison pour dettes, et j'ai eu beaucoup de peine à le rassurer. Je lui ai fait gagner quelque chose par un raccommodage ; il est plus endormi que jamais. Il serait très-urgent de lui procurer quelques secours, en attendant qu'il puisse se caser ailleurs. L'imprimerie est morte.
J'ignore si Mme L*** se remarie, mais je suis bien aise que sa santé soit meilleure. Jusqu'à présent, la maladie qui l'a dévorée, et que vous connaissez aussi bien que moi, est un sûr garant de sa bonne conduite et de la pureté de ses moeurs. Mais il y a terme à tout, et il serait temps que les visiteurs officieux cessassent, par de plus longues assiduités, de compromettre son repos. Attendre qu'elle y mette ordre toute seule, c'est espérer que les poules donnent la chasse aux renards, car elle est bien la femme la plus faible, la plus dénuée de caractère et de volonté que je connaisse. Cependant, il faudra qu'elle se résigne à se priver volontairement de sociétés, qui peuvent lui être agréables, j'en conviens, mais qui ne peuvent pas toujours s'accorder avec le soin qu'elle doit prendre de l'opinion publique. Quand Mme L*** me fera l'honneur de m'écrire et de me demander des conseils, je lui parlerai sans détour et dans son véritable intérêt.
Je n'ai rien d'intéressant à vous apprendre : tout Paris est occupé de la crise ministérielle ; on parle de prorogation ; et si le commerce ne souffrait pas, il est certain qu'on rirait beaucoup.
Le maréchal Soult est sorti de la dernière tentative grommelant entre ses dents après ses futurs collègues et après le roi, et disant : « Ce sont tous j...-f...! » Voilà ce qu'on raconte. Le petit Foutriquet (c'est ainsi que M. Soult appelle Thiers) a une envie démesurée de devenir ministre, mais pas au point de consentir à redevenir ce qu'il a été jadis ; il lui faut aujourd'hui du pouvoir ; il veut être maître. Quand il avait sa fortune à faire, il ne disait rien et passait sous les jambes du maréchal Soult ; mais à présent qu'il est grand seigneur, qu'il ne peut plus souhaiter, il change ses conditions. Chose étrange ! pour moi du moins. On ne veut pas que le roi gouverne, mais on veut gouverner soi-même, comme si on était plus infaillible que le roi Car je suppose que vous n'en êtes pas à prendre au sérieux la responsabilité ministérielle. J'avoue que si j'étais tiers-parti, ou dynastique, je serais pour le gouvernement personnel du roi, avec la responsabilité des ministres ; quitte à ceux-ci de laisser là leurs portefeuilles quand ils ne voudraient plus répondre !
Ecrivez-moi toujours par occasion, et je vous serai obligé.
Tout à vous.
P.-J. PROUDHON.