1836-12-27, de  Delacroix, Eugène à  Martin du Nord, Nicolas.

Monsieur le Ministre 2,

La décoration du Salon du roi à la Chambre des députés était loin de présenter dans le plan primitif la complication qu’elle offre aujourd’hui et à laquelle j’ai été conduit pour tirer le meilleur parti possible des localités3. Dans le premier projet, il n’y avait à peindre que les caissons du plafond et les trumeaux qui séparent les fenêtres. La longue frise formée par les figures qui occupent maintenant le dessus des arcades a été entièrement ajoutée. Or, par le nombre et l’importance, elles ont plus que doublé le travail et entraîné un emploi de temps considérable. Dans la première disposition, il se trouvait au-dessous des moulures qui supportent le plafond un bandeau qui ne laissait qu’un espace médiocre et qu’on ne pouvait remplir qu’avec des accessoires de pure décoration. On juge dès lors que cet arrangement n’offrait qu’un aspect lourd et disgracieux, augmenté par l’extrême maigreur qui résultait de ces quatre figures isolées dans le plafond. Il fut question de détruire entièrement le plafond et de le remplacer par un autre où la peinture se trouvât plus à l’aise et plus appropriée à la destination du salon.

Je demanderai alors, au lieu de cette destruction [p. 2] et de la reconstruction qui en devait être la suite, la seule suppression du bandeau qui pesait sur les ouvertures des fenêtres et des portes. Cette mesure arrêtée de concert avec l’architecte 4 et approuvée par M. Thiers, alors ministre des Travaux publics, reçut son exécution5. Il en résulta l’économie de tous les frais qu’eût entraînés la reconstruction du plafond et l’on n’eut pas à regretter la perte de ce que l’ancien avait pu coûter. Mais, dans ce plan nouveau, ce qui pour le peintre n’avait été qu’un accessoire insignifiant, est devenu la partie principale de tout l’ouvrage, cette frise ne comprenant pas moins de 60 à 70 figures plus ou moins développées.

J’avoue que je trouvais une compensation à un emploi du temps qui dépassait si excessivement mes prévisions et les exigences même du ministre dans la satisfaction de rendre plus complète la décoration tout entière. Je vous prierai cependant, Monsieur le Ministre, de vouloir bien examiner s’il n’y a pas lieu de m’accorder une indemnité proportionnée à l’importance que les travaux ont acquise. Je prends également la liberté de vous exposer que les ornements qui accompagnent les figures ont été exécutés par des décorateurs de profession, et avec des frais considérables qui sont restés à ma charge. Toutes les parties de dorures qui entrent dans les ornements se trouvent également comprises dans ces dépenses.

Je ferai valoir encore que la modicité du prix, lequel avait été fixé à 35 000 francs quand le travail se trouvait plus borné, devient extrême si l’on considère le temps qu’il a fallu employer à l’exécution [p. 3] du plan subséquent. Elle l’est surtout si l’on considère les prix qui, depuis, ont été alloués à divers artistes pour des travaux analogues. Je citerai entre autres l’hémicycle de l’École des Beaux-Arts, les tableaux isolés de l’église de la Madeleine, dont chacun est payé 25 000 francs, et quelques autres encore6.

J’ai l’honneur d’être avec respect, Monsieur le Ministre, votre très humble et très obéissant serviteur.

Eug. Delacroix

Rue des marais Saint-Germain, n° 17.