1841-01-01, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Bergmann.

Mon cher Bergmann, je regrette que tes amours n'aient pas été suivies d'un plus heureux succès, d'abord parce que je voudrais te savoir heureux et content, et qu'une femme sied mieux à un savant qu'à un bourgeois épais d'intelligence, grossier par le coeur, et dissipé. Toutefois, je m'en console par une réflexion que, sans doute, tu n'aurais pas faite: c'est que les premières amours, qui dans les âmes chastes laissent des traces si profondes, ont souvent le mérite de préparer un bonheur plus solide pour un second attachement. En général, mon cher ami, les jeunes amants ne savent pas être heureux de leur amour et jouir convenablement d'euxmêmes ; ils s'adorent assez niaisement ; mais leur âme a plus de vivacité et de flamme que de vraie chaleur ; souvent ils s'ignorent et ne savent pas tout ce qu'ils valent réciproquement; en un mot, l'art, le savoir, manquent à leur passion. Ce n'est point le raffinement de la volupté que j'entends te prêcher ici, c'est tout simplement là science d'aimer et d'être aimé. Ce que tu me dis de la jeune personne me prouve qu'elle devait

être bien novice, et ce que je sais de toi me fait croire qu'elle n'aurait pas trouvé un instituteur fort habile. Allons, mon ami ! courage : rien n'est plus doux et plus beau que les prémices d'une vierge ; mais cela peut se concilier avec la raison et l'intelligence. Tu auras mieux que ce qui t'échappe, si tu ne renonces pas sottement à ce qui t'est dû. — D'où suis-je si savant, demanderastu, moi qui n'ai point de femme ? C'est d'avoir eu trèsjeune un amour honnête, et d'avoir vieilli par-dessus. Dans quelque temps tu en sauras autant que moi.

Je te remercie de l'intérêt que tu prends toujours à moi, et je vais, pour te satisfaire, te dire en peu de mots ce qui me regarde. Mon libraire a voulu réimprimer mon Discours sur le Dimanche, que j'ai revu, corrigé, et diminué de la longue et fade histoire qui est au commencement de la préface, et de la note sur la religion qui est à la fin. Je n'ai pas encore vu d'épreuves, mais on m'assure que tout est composé. On promet de faire suivre la réimpression de la Propriété, dont j'attends 4 ou 500 francs. J'y joindrai quelques notes et un examen critique des doctrines qui ont paru depuis six mois sur la Propriété, et que j'adresserai à Blanqui. Cet examen est destiné à marquer définitivement ma position de savant, non de démagogue. J'attends le meilleur effet des explications que je donnerai sur mes intentions pacifiques, et la ligne que je veux suivre. Au reste, tu en jugeras.

Mes amis, qui connaissent le délabrement de mes affaires et l'urgence de mes besoins, voudraient me voir posté quelque part, dût la publication de mon second Mémoire en être retardée. J'ai d'abord partagé leur avis. Un libraire m'a offert 2,000 francs pour travailler à une Encyclovédie catholique. Mais il demandait huit feuilles in-4° à deux colonnes par mois, plus la révision de tous les manuscrits et la lecture des épreuves, ce qui supposait une science universelle toute acquise, et quinze heures de travail par jour. J'ai refusé. D'ailleurs, l'homme m'a déjà trompé une fois, et ne m'inspire aucune confiance.

Récemment, on m'a proposé d'entrer chez un juge auteur en qualité de secrétaire: 1,800 à 2,000 francs, six heures de travail par jour. J'ai d'abord accepté ; puis, considérant qu'il ne me reste réellement plus que six mois do disponibles, sentant l'avantage d'en profiter sur-le-champ pour l'achèvement de mon éducation philosophique, ayant d'ailleurs conçu quelques soupçons fâcheux sur l'homme en question, j'ai remercié. Six mois de lecture et de méditation, mon ami ! quand puis-je espérer de les retrouver?

Je venais de faire cet héroïque sacrifice à la science, quand je reçus une lettre du secrétaire de l'Académie de Besançon, qui me prévient en substance que je suis attendu le 15 janvier prochain pour répondre aux questions qui me seront adressées sur mon livre, et, si je ne puis comparaître en personne, que j'aie à faire connaître au plus tôt mes moyens de défense. Le secrétaire ajoute que l'indignation est au comble, que mes amis n'osent plus me défendre de peur de tomber en suspicion, que tout le monde est, ou plein d'horreur, ou consterné de ma détestable brochure, de mes déclamations enragées, etc., etc. La lettre est officielle et confidentielle tout à la fois. On m'exhorte à me rétracter, seul parti raisonnable et digne ; on m'avertit qu'il n'y a qu'une espérance de salut pour moi, c'est qu'il faut les deux tiers des voix pour ma condamnation; enfin les injures, les menaces, les flatteries, les conjurations, rien n'est oublié pour me remettre dans le bon chemin et me rappeler à la raison.

Juge si ma surprise a été grande en lisant cette missive académique, moi qui croyais cette affaire terminée. — Je vais répondre à l'Académie ; mais quoique je ne sois pas le moins du monde ému, je n'attends aucun . succès de ma lettre. Je ne puis ni m'excuser ni demander grâce ; protester de la droiture de mes intentions ne peut suffire à des hommes qui me lisent sans m'entendre, et qui trouveront toujours des armes contre moi dans la franchise de mes explications. Que faire ? J'écris pour l'acquit de ma conscience, pour obéir au désir de l'Académie; mais j'écris de manière aussi à pouvoir rendre ma lettre publique : car je ne suis pas d'humeur à me laisser déshonorer sans rien dire. Or, si je publiais un factum après coup, ce serait un libelle qui manquerait son effet; tandis que, en publiant textuellement une défense destinée d'abord à rester secrète , elle sera d'une immense autorité aux yeux du public. Dans trois semaines, je connaîtrai tout le mystère et le dénouement de cette intrigue, et je t'en avertirai.

J'ai reçu des nouvelles satisfaisantes de mon imprimerie; mais on n'y gagne encore rien pour moi.

J'ai saisi parfaitement tes idées sur la logique; sous un langage et une manière de concevoir très-différents, le système que tu suis est le mien ; seulement le point de départ pourrait être opposé, ce qui, en dernière analyse, ne fait rien à l'affaire , les mêmes preuves, les mêmes raisonnements amenant toujours la même conclusion. Tu mets en déduction ce que j'arrange moi sous une forme inductive qui m'est particulière. Je reconnais successivement, puisqu'autrement faire ne se peut tous les éléments d'une idée, d'un principe, d'une loi; je les analyse, je les compare; à fur et mesure que je les classe, je pose des généralités sur lesquelles j'opère ensuite de la même manière, et j'arrive, d'échelon en échelon, à l'expression la plus générique, la plus compréhensive, qui est celle par où tu commences ta revue intuitive, mais, eu égard aux nécessités de l'exposition, également successive. Ta marche est enseignante, la mienne est d'un éclaireur et d'un aventurier. On a beaucoup disputé sur l'excellence de chacune de ces méthodes : c'est une de ces inutilités scolastiques sur lesquelles un esprit bien fait ne prend pas même de parti. Trahit sua quemque voluptas.

Mais, tandis que l'induction ordinaire conclut toujours au delà des faits qu'elle a reconnus, de même que le syllogisme part de généralités hypothétiques ou mal définies, je ne donne jamais à mes conclusions rien de plus que ce que l'observation me fournit. Par exemple, on disait : Il est juste que celui qui travaille jouisse du produit de ce travail ; il est juste que le marchand soit payé de ses peines ; il est juste que le meilleur produit reçoive la meilleure récompense ; tout cela était vrai. Mais, au lieu de discuter minutieusement tous les cas analogues jusqu'à ce qu'ils fussent tous épuisés, on faisait sauter l'induction et l'on concluait : donc celui qui fait bâtir une maison, après avoir payé les ouvriers, est propriétaire légitime ; donc le bénéfice du marchand est honnête ; donc le général doit être plus grassement payé que le soldat, etc. Dans le premier cas, on ne tenait pas compte d'un nouvel élément, la force collective ; dans le second, on violait le principe de l'échange ; dans le troisième on outrageait la liberté, en niant l'équivalence des personnes et des fonctions.

Tu sens aussi bien que moi comment tout cela pourrait être soumis à un autre arrangement : cela dépend du tour d'esprit propre à chacun do nous. L'essentiel est, quand on part de l'idée-mère, de la loi absolue, de voir bien tous les faits de détail, et, quand on raisonne sur des exemples, de ne jamais conclure d'un ordre de faits à un autre ordre.

Or, appliquant en grand sur la philosophie, la morale, la théodicée, ces principes, dont je crois avoir établi la communauté entre nous, on reconnaît bientôt le vice radical d'une foule do théories et de systèmes, dont quelques-uns sont encore en vogue, sans que personne paraisse en soupçonner la vanité. J'ai lu depuis un mois Lamennais , P. Leroux et Buchez, et je ne te saurais dire combien ces hommes, avec des talents réels et des connaissances, sont médiocres de métaphysique. J'ai à ce sujet le projet de rendre mes essais de métaphysique critiques, et de faire une revue de toutes les célébrités françaises depuis Descartes jusqu'à Georges Sand. Ce serait un livre extrêmement curieux. On juge d'emblée, aujourd'hui, mais sans démonstration. Descartes est tout aussi peu ébranlé par les critiques modernes que Platon ou Kant, qu'on a pris pour patron. Il serait bon de montrer en quoi, comment et pourquoi tel ou tel philosophe se trompe. Je suis déjà à même de fournir une partie de cette tâche, mais ce qui me reste à faire est effrayant.

Nous pousserons plus loin, une autre fois, sur cet article, si tu veux.

Ackermann m'a écrit ; il imprime un volume de poésies. Je lui avais exprimé en quelques lignes mes inquiétudes sur les vers et mon peu de foi sur la poésie française à compter d'à présent. Il m'a répondu par quatre pages pour me convaincre de l'utilité de ses vers. Il renonce aujourd'hui à la philosophie, à la philologie; il n'a pas, dit-il, la pensée assez vigoureuse pour la première, et la mémoire assez vaste pour l'autre. Il se contente d'être littérateur et métricien. Si je le tenais ici, je ne serais pas aussi lâche avec lui qu'il y a deux ans, et j'oserais lui dire que, s'il ne se fait professeur de cinquième, quatrième ou n'importe quoi dans un collège, il est un sot.

J'ai quitté Dessirier pour deux raisons : parce que je travaillais mal et avec gêne, et parce que je dépensais 20 francs de plus par mois que je n'ai besoin.

Mes affaires paraissant se gâter avec l'Académie ; il est à croire que je serai de retour à Besançon au commencement du printemps. Dans ce cas, je passerai l'hiver à lire et compiler, compiler, compiler.

J"ai cru un moment, sur les flatteuses espérances de mes amis, que j'allais gagner de l'or comme un Crésus; je songeais déjà à te rembourser, car le remboursement d'un prêteur qui sait si bien obliger est pour moi chose sacrée. Je me fais force de garder ton argent.

Je t'embrasse de tout mon coeur.

P.-J. PROUDHON.