1841-10-18, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur le secrétaire perpétuel de l’Académie de Besançon.

Monsieur le Secrétaire perpétuel, je me hâte de répondre à votre lettre du 16 courant et de vous remercier de votre empressement à me tirer de peine. Je vous supplie de présenter à l'Académie mes humbles remerciments. J'étais comme un lion furieux il y a trois jours, je suis aujourd'hui plus docile qu'un agneau. Il n'est rien que je ne fasse pour plaire à des hommes intelligents, bienveillants, sachant sacrifier leur conviction à une oeuvre de tolérance et de charité.

Trois semaines de douleur et d'une inexprimable angoisse m'ont abattu; j'avais beau prêcher ma raison, exalter mon courage, la réprobation de l'Académie était pour moi comme la malédiction de mon père. La vivacité de ma douleur doit vous prouver combien intimement je tiens à l'Académie, à mon pays, à l'opinion de mes concitoyens ; les succès, la fortune, la gloire sans leur amour ne me tentent pas. Je ne fais pas un projet dans lequel mon imagination ne vous mêle et ne vous embrasse. Jamais incapacité d'arriver à la fortune n'égala la mienne ; je puis dire que la cause en est tout entière à cette habitude de ne voir en mes efforts d'autre fin que le bonheur de plaire aux FrancsComtois, comme les ascètes ne faisaient rien qu'en vue de Dieu. De là ma confiance qu'il me suffit de bien faire, et que l'Académie s'occupera de mes intérêts; de là cet esprit d'imprudence et d'inhabileté que vous avez relevé dans ma défense, et que vous eûtes autrefois tant de peine à faire disparaître de mon Mémoire de candidature. En tout cela, Monsieur le Secrétaire perpétuel, je vous dois plus qu'à personne, et je ne puis plus vous remercier, car vos bontés dépassent toute reconnaissance.

Il est vrai que l'appréhension de me voir retirer la pension et la bienveillance de l'Académie m'ont fait renouer une négociation entamée précédemment avec moi de la part d'un magistrat de la Seine, et que j'avais d'abord écartée, préférant six mois de travail libre à six mois de profit; d'économiste que j'étais, je suis devenu criminaliste. M. X***, gendre de M. le pair de France S***, m'a fait des propositions honorables. Le sujet de l'ouvrage qu'il médite m'ayant agréé et rentrant dans mes études, je les ai acceptées. M. X*** connaît mes opinions, ne les partage pas, mais ne s'en effraie pas; il ne voit en moi que l'honnête homme, l'homme de travail et de méditations. Je compte remplir ses vues au delà de son espérance ; mais cependant, Monsieur le Secrétaire perpétuel, ce n'est pas pour moi que je travaille, puisque ce n'est que pour mon intérêt, et c'est l'Académie qui en est cause. Tout cela me contrarie, m'exténue, me ferait mourir, si une pareille tourmente se prolongeait. Il ne sera question de réimprimer mon livre qu'après que j'aurai présenté au public une explication, devenue nécessaire, et à laquelle je travaille. Puisque je me suis engagé à ne rien publier que du consentement de l'Académie, je vous serai obligé de m'envoyer au plus tôt son adhésion. Il ne s'agit point d'un Mémoire nouveau ni d'une défense, mais d'une explication qui détruise le mauvais effet produit par la forme de mon livre, sans me présenter comme un étourdi ; qui m'honore sans que je me rétracte ; qui (et je n'en doute pas) me concilie jusqu'au pouvoir, sans aucun sacrifice de principes ; qui, enfin, offre des moyens d'ordre et de pacification, tout en réservant ce que je regarde comme les droits inaliénables du peuple. L'Académie est intéressée à cette démarche qui me fera honneur, j'ose vous le promettre, et qui la satisfera pleinement. Les plus honnêtes gens que je vois ici, mes meilleurs amis, Mauvais, entre autres, et Pauthier, approuvant ce projet, m'y engagent et souhaitent ardemment de me voir séparé des factieux et de la mauvaise presse. Mes idées, disent-ils, peuvent produire du bien; mais il faut que je me dessine pour ce que je suis. Je crois donc, Monsieur le Secrétaire perpétuel, que l'Académie se ferait un très-grand tort et nuirait essentiellement à la vérité et à la justice, si elle me défendait d'entrer en compte avec le public qui m'a lu et qui est trèsnombreux à Paris. Je le répète donc, je ne fais ici ni polémique nouvelle, ni dogmatisme ; je m'explique, je me juge moi-même; je me blâme dans tout ce que mes formes ont de blâmable ; et enfin, dans des considérations philosophiques très-élevées, je m'efforce d'apprécier ce qu'il est aujourd'hui possible de réaliser des espérances et des prétentions populaires, sans blesser les intérêts acquis. Je serais désespéré que l'Académie m'ôtât un moyen de succès, de faveur gouvernementale, non moins que populaire, et qui est d'accord avec mes convictions, avec les convictions contraires aux miennes et avec la justice. Je ne veux flatter personne, mais je veux être aimé et estimé de tout le monde.

Mes amitiés bien sincères, s'il vous plaît, à MM. Weiss et Viancin. Je vous supplie aussi de me permettre d'offrir mes hommages respectueux et mes compliments de bonne année à Mme Pérennès, et de l'assurer que son digne époux n'eut jamais de disciple plus dévoué et plus fidèle.

Pardon, Monsieur le Secrétaire perpétuel, de tous les maux que je vous cause; je vous aurai prouvé, hélas ! combien il est pénible d'obliger et de faire du bien.

Votre pensionnaire,

P.-J. PROUDHON.