1840-02-23, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur le secrétaire perpétuel de l’Académie de Besançon.

Mon cher maître, j'ai appris par un numéro du Progrès, que je lis quelquefois, que vous aviez tenu cour plénière à l'Académie. Dans cet article, vous n'êtes pas, vous, personnellement maltraité, au contraire; mais, quoique je ne doute pas le moins du monde que vous n'ayez, selon votre habitude, fort bien fait et fort bien dit, je vous avoue que je ne puis vous féliciter de l'exception. Comment pourriez-vous vous tenir honoré des éloges d'un vrai Mascarille de journal? En vérité, mon cher maître, je crains fort, quand je serai de retour à Besançon, de ne pouvoir m'entendre avec les gens. Quelle langue parle-t-on là où vous êtes? Ce n'est pas du français, ce n'est pas du patois, ce n'est pas encore de l'argot ; je m'y perds, plus j'y pense. Moi qui ne croyais pas que l'homme pût inventer son langage, je me vois forcé de me rétracter.

Ce qui me fait peine aussi, c'est que je voudrais M. Viancin un peu plus sobre de style canaille. Le peuple français mérite à cet égard qu'on l'encourage. En 93, on agitait la populace par des feuilles ordurières et barbares; aujourd'hui un journal, écrit en style du Père Duchêne, par b... f..., et j' ons ou j' avions, ne prendrait plus. C'est un progrès, quoi qu'on dise ; or, il n'est pas bon que les chefs de bataille affectent trop souvent de paraître au dernier rang, si ce n'est pour fustiger les traînards. Il me semble que le vrai talent de M. Viancin s'est tout à fait décelé depuis quelques années; ce talent est la satire légère, enjouée, chantée. Quoique l'imitation de la nature me plaise, cependant j'éprouve, en lisant une pièce comme la chanson sur le magnétisme, un sentiment de honte et de malaise, comme quand je regarde un bossu, un nain ou un crétin. Il ne faut pas jouer avec les laideurs do notre nature. Ce n'est pas l'opinion de V. Hugo; mais V. Hugo, avec tout son talent poétique, dont je conviens, se trompe, selon moi, sur l'essence et le but de la poésie. Je crois que tel est aussi votre sentiment, mon cher professeur, carmes idées datent déjà do votre école.

Vous connaissez le résultat du vote de l'Académie française de jeudi dernier : toute la presse s'en est ébranlée. C'est un hourra contre les académiciens. Je vous avais autrefois parlé des sentiments de M. Droz sur les élections en général : il a voté pour M. Flourens. Son aversion pour V. Hugo est invincible. Mais quoique je sois loin de regarder V. Hugo comme un grand poëte, cette aversion me paraît injuste. La famille Droz et Michelot, car c'est tout un, hommes et femmes, s'insurge contre l'auteur du Roi s'amuse, principalement parce qu'il a des moeurs légères. J'avoue que c'est plutôt ce motif d'élimination qui me semble léger. S'il s'agissait de faire un chef d'institution, à la bonne heure ; mais pourquoi n'en a-t-on pas dit autant lorsqu'on a élu Nodier, Chateaubriand, etc.? — M. Droz prétend encore que les académies sont dans l'origine des corporations libres; par conséquent que pour y entrer il faut avant tout convenir aux membres, et que le public à cet égard a des notions très-fausses. Je me range encore ici du côté du public. Les académies ne sont plus cela ; elles sont et doivent être regardées comme quelque chose de plus élevé. La Convention, en décrétant la formation de l'Institut, en assignant des appointements aux membres, voulait certainement créer un corps d'élite, entretenu dans l'intérêt national, et selon le degré de mérite dans chaque spécialité; elle n'entendait pas protéger et salarier des associations libres pour le bon plaisir de leurs membres.

Dans ma précédente lettre, je vous disais que M. Droz repoussait Berryer, parce qu'il ne voulait pas que l'Académie fût transformée en corps politique, en succursale de la Chambre des députés. Pourquoi donc jeudi dernier a-t-il cru devoir nommer M. Molé? Est-ce que M. Molé a plus de titres à l'Académie que M. Berryer ?... Je me suis permis de conclure de tout ce que je viens de voir que tel homme peut être incorruptible à l'égard des solliciteurs, qui est séduit à son insu par son jugement et ses sympathies.

Le même jour de l'exclusion de V. Hugo, a été marqué par le rejet de la dotation Nemours. La famille Droz s'est fort récriée en apprenant que les ministres avaient donné leur démission, appelant cette démarche une bêtise. Pourquoi faire de cette dotation une question de cabinet ? disait-on. Pour moi, il me semble que dans toute cette affaire, le Journal des Débats et les ministres sont les seuls qui raisonnent conséquemment. Qu'estce qu'une royauté à qui on compte ses revenus, franc par franc, centime par centime? La monarchie sous Louis XIV avait de grandes principautés, d'immenses apanages qui ne se démembraient de la couronne que temporairement et pouvaient toujours y retourner. La révolution de 1789 a détruit tout cela; et, au lieu de vastes domaines, nous payons au roi une liste civile; donc au lieu d'apanager les princes, nous leur payons des pensions. Car qui veut le roi, veut une famille royale, veut une cour, veut des princes du sang, veut tout ce qui s'ensuit. Le Journal des Débats dit vrai : les bourgeois conservateurs et dynastiques démembrent et démolissent la royauté dont ils sont envieux comme des crapauds. Si la royauté est chose indispensable, il la faut vouloir avec ses conséquences ; si le roi est un fonctionnaire public, pourquoi le fait-on inviolable? pourquoi sa dignité est-elle héréditaire ? pourquoi son effigie sur les monnaies ? pourquoi n'est-il pas responsable? Il résulte de tout cela, pour moi, deux faits qui me semblent hors de doute : 1° que la royauté est désormais une chose impossible ; 2° que si nous ne pouvons vivre sans elle, nous périrons. Et je crois que le terme est plus près qu'on ne s'imagine : Ecce fiunt omnia nova.

On a suppute les revenus du roi ; ils m'ont paru mesquins auprès de ce qu'on voyait sous Louis XIV. La Grande Mademoiselle faisait, par contrat de mariage, donation au duc ne Lauzun de plus de 28 millions, ce qui en ferait bien 60 d'aujourd'hui. Le duc de Nemours, avec ses 500,000 francs, n'approcherait pas de cela.

Il court toujours quelques bruits, à travers l'atmosphère parisienne, d'une tentative républicaine pour le printemps prochain. Les uns la craignent et n'y croient pas ; les autres la désirent mais n'y croient pas davantage. La chose me paraîtrait désespérée et funeste. Au reste, elle n'est pas encore possible par la raison trèsgrande que notre dissolution n'est pas achevée. On n'aime pas encore la République, et on tient encore par un lambeau de chair vive à la royauté. Les angoisses des riches bourgeois sont vraiment risibles. Ils invoquent tour à tour la royauté qu'ils voudraient museler, la religion dont ils prétendent bien se passer, les systèmes d'économie qu'ils n'ont pas la force de comprendre ni le courage d'essayer; ils font appel au désintéressement du fond de leur égoïsme; ils reconnaissent et proclament la nécessité d'une réforme morale, mais ils ne veulent quitter ni leurs plaisirs ni leurs privilèges. Ces gens-là sont les plus odieux de tous, et je remercie Dieu (je suis le seul au monde qui lui rende de pareilles actions de grâces) de les rendre si malheureux et tout à la fois si peu dignes de pitié. Certainement, je pense comme eux que tout est pour le plus mal dans le monde actuel, à commencer par eux, et à finir encore par eux. Au reste, j'aurai bientôt j'espère, quelque chose de plus explicite à vous dire sur tout cela.

Il serait possible que d'ici à quatre ou cinq mois, je publiasse un travail assez considérable que je me propose de dédier à l'Académie de Besançon. Pensez-vous, Monsieur le Secrétaire perpétuel, que je puisse le faire sans autre demande préalable que l'avertissement que je vous en donne ici ? Mon sujet consiste en des recherches psychologiques sur le principe du juste et sur ses développements progressifs dans l'humanité. Si vous désirez de plus amples explications, je vous dirai que je donnerai dans cet écrit la démonstration par la méta- physique, le droit, l'économie politique et l'histoire, do toutes les propositions qui, dans mon discours sur le Dimanche, ont été censurées par la commission. Je vous déclare de plus que ma franchise ne sera pas moindre, mais pourtant tout aussi mesurée. Si je dis vrai, je veux que l'Académie devienne elle-même mon chef, peira mea et robur meum; si je dis faux, elle n'est compromise en rien.

Je viens de lire, dans le Journal des Écoles, un article très-vif contre le cours de M. Michelet, qui le mérite bien. Ces Messieurs, j'en excepte les professeurs des sciences, font leurs cours par-dessous la jambe. Le babil de salon a pris la place de renseignement. Cela a plu quelque temps; et puis, voilà que cet intraitable public redemande du solide, et ne veut plus être amusé mais instruit. Tellement que vous autres de la province, qui faites vos cours sérieusement, c'est vous qui êtes maintenant la tète de colonne. J'ai suivi pendant un bon mois MM. Michelet, Rossi, Lenormant, SaintMarc-Girardin ; je vous le répète, ils ont tous de l'esprit, mais ils semblent avoir tous le mot d'ordre pour vanter les bienfaits du régime constitutionnel et prêcher la centralisation la plus centralisante. Paris est tout, la tête et le coeur de la France ; ajoutons l'estomac.

J'ai reçu le discours imprimé de votre frère et je lui ai même écrit à ce sujet. Vous pouvez l'assurer en particulier que je le mets au nombre de mes meilleurs amis, de ceux que je préfère par toutes les sympathies de coeur et d'esprit; que de ces amis-là, je me flatte d'en compter déjà six, et qu'il est du nombre des six. Mon amitié est peu de chose dans un temps comme celui-ci, parce que je ne suis et ne serai jamais rien dans le monde; mais jedemande à être remboursé qu'en même monnaie, et je lui souhaite de dire de moi ce que je dis de lui. J'aurai peut-être occasion de lui prouver qu'une amitié rude, point complaisante, nec visu facilis, nec dictu affabilis, est encore la meilleure. Je lui ai témoigné le désir de savoir ce qui se passe en ce moment dans sa tête; je lui ai donné en même temps l'exemple de la confiance : j'espère qu'il m'entendra.

Adieu, mon cher professeur et maître, croyez-moi votre tout dévoué pensionnaire.

P.-J. PROUDHON.