1827-09-30, de Marquis Charles-Louis-Alexandre de Coriolis d'Espinouse à Félicité de Lamennais.

C'est véritablement le mort qui saisit le vif, monsieur l'abbé, puisque je viens de trouver à Paris votre bonne lettre du 25 que des allées et venues continuelles m'ont empêché de prévenir; car si je ne vous ai pas écrit, je sais au moins que je devais vous écrire, en quoi je diffère du Moniteur, qui ne sait même pas que M. le duc de Bordeaux ne devait pas être reçu chevalier des Ordres.

Mais qui est-ce qui sait aujourd'hui ce qu'il doit ou ce qu'il veut? J'en serais fâché pour les princes chrétiens, si, par hasard, c'était le Grand-Turc. L'exemple de la fidélité au pouvoir donné par un prince infidèle n'est pas une des moindres sin-

gularités de notre époque. Celui qui a-dit — je crois que c'est Rivarol — qu' « autrefois les rois avaient leur couronne sur le front, et qu'ils l'ont aujourd'hui sur les yeux, » n'avait pas si grand tort. Mais laissons ces niais illustres pour ce qu'ils sont, et revenons à vous, pour qui ce n'est pas trop de moi Lié.

Les détails où vous entrez me font frissonner. J'ai cru vous voir perdu pour la chrétienté et pour vos amis, enfin dans un monde où l'on entend les Séraphins, et non les procureurs du roi. Grâces à Dieu, il n'en est rien, car la souffrance est bonne, et vous êtes bon dans ce monde-ci. S'il était besoin de vous dire que mes transes ont été partagées par les miens, je n'aurais qu'à vous transcrire ce passage de la dernière lettre de mon fils aîné, écrite de Cadix, où est son régiment :

" Votre lettre et les journaux m'ont fait grand plaisir, -en me rassurant sur la santé de votre illustre ami, cet homme que je regarde comme étant incontestablement le premier écrivain de l'époque; ils ne m'ont pas profondément affligé en me confirmant le décès de Georges Canning. J'étais tout consolé par anticipation, et les Débats n'ont pas pu parvenir à me faire partager leur douleur, pas plus que M" Dupin à m'empêclier de hausser les épaules de sa pitoyable proposition de médaille. Si la grande ombre du chevalier d'Harmensen revenait, ne pensez-vous pas qu'elle réclamerait une potence? "

Je ne suis pas fâché que vous sachiez que mes sentiments pour vous ne meurent pas avec moi. Je n'ai pas d'expressions pour vous peindre ce que j'ai ressenti en reconnaissant votre jolie écriture, sans la plus légère altération. Vous écrivez comme vous concevez, nettement. Aucun des miens ne veut être oublié. Mon jeune fils, en vacances, est bien glorieux de votre souvenir; et moi, monsieur l'abbé, je vous embrasse avec une tendresse qui ne saurait être égalée que par ma vénération.