1811, de Alphonse de Lamartine à Aymon de Virieu.

Enfin j'ai une minute à moi, mon ami ; me voici à Bologne, obligé d'y passer une journée après avoir tout vu. Voici la première lettre que j'écris depuis mon départ, elle est pour toi, mais je ne sais où elle ira te chercher.

Je n'ai encore guère de détails à te donner, je ne suis encore que dans l'Italie moderne, et cellelà ne me touche guère. J'ai cependant déjà un petit volume de noies décousues sur les Alpes, Turin, Milan, Parme, Plaisance, Modène et Bologne. Je n'ai encore été content que des Alpes et de Turin. Tous les deux ont passé mon imagination. Je ne me figurais pas une ville aussi belle que Turin, rien n'y manque ; l'oeil n'est jamais blessé, toujours étonné et flatté. Prends les plusbeaux édifices de Paris, de Lyon, de Bordeaux; orne-les d'architecture italienne, placeles à la suite les uns des autres, formes-en des rues bordées de portiques et alignées au cordeau, tu auras une petite idée de Turin. Plus j'avance, plus je vois d'autres villes, moins j'espère de retrouver jamais Turin.

Milan est une ville dans le goût français. Il y a de beaux morceaux enfouis dans de petites rues, des édifices superbes sans point de vue pour les admirer ; mais la cathédrale, autrement Il Duomo, vaut huit jours d'admiration. Commencée en 1300, elle se finit actuellement par les ordres du vieux roi. C'est un bloc de marbre blanc, d'une architecture grecque et gothique : ces deux architectures alliées par une main habile ne font pas un effet trop choquant. Il faudrait des volumes pour décrire les chefs-d'oeuvre de sculpture qui la décorent en dedans et en dehors. J'y ai passé trois longues matinées.

J'ai passé mes soirées à l'immense et magnifique théâtre de la Scala, à entendre de la belle musique italienne, entre des abbés et des filles publiques ; je ne m'accoutume pas à ce mélange. Il y a à Milan moins de tableaux qu'à Turin dans les palais; mais quand tu yviendras, n'oublie pas la galerie de l'Archevêché, n'oublie pas la bibliothèque Ambroisienne ; n'oublie pas non plus d'aller un soir te promener au cours Oriental: tu y verras régulièrement cinq ou six cents équipages magnifiques garnis de jolies femmes et d'hommes maussades et taciturnes. Ah! le triste pays que l'Italie, si on veut y vivre avec les vivants ! aucune politesse, aucune prévenance, personne qui réponde aux vôtres. Voilà du moins ce que j'ai vu jusqu'à Bologne. Quand je trouve un Français, je l'embrasserais volontiers. Je parle à tous nos soldats que je rencontre : ils sont plus aimables qu'un seigneur italien.

J'ai été ce matin admirer le fameux établissement de l'Institut de Bologne. Les cabinets de physique, d'histoire naturelle, d'antiques, sont très-beaux. Des' professeurs célèbres dans tous les genres y donnent des leçons gratis à toute l'Italie, et l'Institut a en tout douze mille livres de rentes. Voilà qui fait honneur à Bologne et au désintéressement de ses illustres professeurs ! Il faudra que nous venions faire des cours ici un de ces hivers. Cette ville est charmante et je l'habiterais volontiers.

Demain, demain, je traverse les Apennins, demain je couche à Florence ! J'y resterai trèspeu dans ce moment-ci, et je reviendrai y passer quelque temps dans un mois et demi. Pendant ce temps-là, j'aurai mon poste à Livourne où j'apprendrai le toscan, et j'irai faire des excursions à Pise et à Lucques.

Je commence à parler italien par force : on a beau dire que tout le monde ici parle français, à peine vous entend-on demander du pain, et les ciceroni ne parlent qu'italien. J'ai sans cesse mon crayon, mon portefeuille à la main, mais je ne suis pas content de mes notes, cela ne signifie pas grand chose. Je les fais bien pour les retrouver dans quelques années et m'amuser à les relire. C'est une tâche.

Adieu. Écris à Livourne, chez MM. Vasse-Roquemont et Cie.