Naples, 28 décembre 1811.
Hier je reçois ta lettre, datée de Turin : j'espère que tu m'annonces ton arrivée prochaine ici ou à Rome, et je vois encore cette maudite fièvre quarte qui te relient pour je ne sais combien de temps dans la plus insignifiante ville de toute l'Italie. C'est ta faute aussi. Pourquoi n'as-tu pas pressé davantage ton départ ? pourquoi passer à Grenoble, séjourner à Lemps, perdre du temps ? Tu serais déjà près de moi ; je te soignerais, et il faudrait que cette fièvre fût bien maligne pour résister à nos efforts réunis. Mais pourquoi le gronder, n'es-tu pas déjà assez à plaindre ! Je le suis autant que toi, et ce retard me chagrine peutêtre davantage.
Il y a un mois que je suis établi à Naples ; j'y étais venu pour huit jours et peut-être y suis-je encore pour deux mois, pour tout le gros hiver, qui ressemble ici au plus charmant printemps. Tout cela dépend en grande partie de loi, de ta marche. Si tu arrives tout de suite, je t'attends ici, pour repartir ensuite avec toi pour Rome où tu ne feras que passer. Si tu t'arrêtes bêtement à Florence, à Livourne, tout est perdu. Nous ne nous voyons pas ou presque pas, et j'en ai besoin. Je veux passer avec toi des journées tête à tête sans tiers aucun : tout est importun entre deux amis comme entre deux amants.
Je t'ai écrit deux ou trois fois d'ici ; j'ai adressé mes lettres à Bologne, à Florence, je ne sais où. Écoute-moi, mon ami : Turin, Gênes, Livourne. Florence même, tout cela n'est pas de l'Italie. Tu ne la trouveras qu'à Rome, à Rome et à Naples. Tu regretteras tout le temps perdu ailleurs : il n'y a que Rome et Naples dignes d'un curieux et d'un homme qui sait voir et sentir. Viens-y vite.
Sais-tu que. dans ma belle indifférence, j'étais tenté de ne pas venir à Naples: j'aurais perdu le plus beau spectacle du monde entier qui ne sortira plus de mon imagination. J'aurais manqué ce qu'il y a de plus intéressant en Italie pour une tête faite comme la nôtre. Les mots me manqueraient pour te décrire cette ville enchantée, ce golfe, ces paysages, ces montagnes uniques sur la terre, cet horizon, ce ciel, ces teintes merveilleuses. Viens vile, te dis-je, et tu crieras plus haut que moi.
Je suis solitaire, je vis seul, partout seul, avec mon domestique et un guide. Je suis monté seul au Vésuve, j'ai déjeûné seul dans l'intérieur du cratère, je suis allé seul à Pompéï, à Herculanum, à Pouzzoles, partout ; demain je vais seul à Baïa. Ah ! que n'es-tu ici ! Pourquoi le ciel a-t-il refusé à mes prières un compagnon tel que toi ? Mais je me soumets et me tais. Respectons les décrets de cette Providence inconnue que je cherche toujours et que je crois sentir quelquefois, surtout dans le malheur. Qu'en penses-tu ?
Je me trouve en ce moment-ci sans le sol et avec des dettes à Naples. Je ne pourrais pas en partir, si je ne trouvais pas ici une âme charitable qui eût la complaisance de me prêter quelques ducats. Je ne sais trop si je les trouverai. Je m'endors là-dessus et fais une dépense de fol, en attendant. Tu ne saurais croire à présent à quel point je porte l'insouciance et l'imprévoyance partout, c'est l'air du pays : je deviens un vrai lazzarone. J'ai gagné enfin le sommet élevé du haut duquel je vois tout sans que rien m'atteigne. Je dors : j'oublie le beau toscan, le majestueux romain, je parle napolitain, c'est une autre langue ; je ne fais rien, rien du tout, je lis à peine des bêtises que j'ai lues cent fois ; je ne vais ni dans la société ni même aux théâtres ; je ne suis plus qu'un lourd composé de paresse, de mollesse, de fierté et de petitesse : ça m'est égal.
Tu seras, j'espère, à Gênes quand cette lettre t'arrivera. Pars tout de suite, viens à Rome et tout de suite à Naples. Nous nous arrangerons pour passer au moins un bon mois ensemble. Mon adresse ici est à M. Al. de Lamartine, chez M.Duchaliot, banquier, strada di Chiaja, ou bien à Rome toujours chez Bertarelli.
Adieu, je t'embrasse et suis à jamais ton meilleur ami.
A. DE LAM.