1812-01-14, de Alphonse de Lamartine à Aymon de Virieu.

Mon ami,

tes deux lettres, l'une de Livourne et l'autre de Florence, me sont arrivées ce matin. Je ne te dis pas quel plaisir elles m'ont fait. Je ne vais plus avoir un moment de repos que je ne t'aie embrassé ici.

Je t'écris bien à Rome, mais j'espère bien que cette lettre t'y trouvera à peine et que l'amitié l'aura emporté sur tout le reste. J'espère que tu ne t'y seras arrêté que trois jours, seulement pour donner un premier coup d'oeil, et que tout de suite tu auras pris le courrier de Naples où tu arrives peut-être pendant que je t'écris. Tu me trouves sans doute bien exigeant, mais, mon ami, je ne le demande que ce que je me sens capable de faire moi-même! Pardonne-moi mon empressement : le moment où je te verrai arriver sera le plus doux que j'aie éprouvé depuis deux ans, sera le plus doux que je puisse peut-être jamais éprouver dans la suite! Le ciel nous doit des consolations et nous charge de nous les donner mutuellement. Que rien ne l'arrête donc à Rome : ni bienséance ni curiosité. Nous y reviendrons ensemble, nous reverrons tout ensemble; il y a temps pour tout. Mais chaque jour que tu y passes est un jour que tu m'enlèves en pure perte; car qui sait si d'un jour à l'autre je ne recevrai pas l'ordre de repartir. Pense à cela, laisse-toi toucher. Dis que tu as à Naples un ami souffrant, malade, abandonné; arrive contre vents et marées. Si toutes mes raisons ne l'emportent pas, tu n'es plus mon ami. Je te renie, je te crois changé pour moi. Pense que je puis peut-être passer encore un mois à Naples avec toi, être ton cicerone et ton guide et ne pas le quitter d'un instant. Pense que nous reviendrons à Rome ensemble, que peutêtre je pourrai m'y donner encore quelques semaines, pense à tout cela. Ce ne sont pas des projets, ce sont des idées que nous soumettons au sort, à ce que j'appelle et crois Providence. Pense que mille nécessités me retiennent encore ici, et que par de trop bonnes raisons (tu m'entends) je ne puis dans ce moment voler moi-même à Rome. Pense que, si j'y vais, lu seras obligé toi-même de me quitter pour venir à Naples, et que, si je vois encore du temps à rester en Italie, ce temps-là serait perdu pour notre amitié. Me comprends-tu ? car je m'embrouille.

Mon ami, je t'attends chaque jour. Si tu n'es pas encore parti, écris-moi sur-le-champ comment tu viens. Dis-moi le jour et l'heure et le moment de ton arrivée à Naples. J'irai l'attendre à la porte de la ville dans mon équipage ; dussé-je y passer la nuit entière, je t'y attends. Si par hasard nous nous manquions en arrivant, viens sur-le-champ me trouver. Je ne suis plus à l'auberge. J'ai pris un petit appartement chez un de mes parents que j'ai trouvé ici. Demande M. Dareste de La Chavanne, directeur de la manufacture royale des tabacs, à Naples, à San Pietro Martyr, près de la Marine. Viens-y sur-le-champ : j'y loge. Si tu veux que nous logions près l'un de l'autre, je te mènerai dans un petit hôtel garni modeste et très-bon marché, comme il nous convient à nous, pauvres diables. C'est là que j'ai logé quelque temps. Tout le monde le connaît à Naples : chez Madame Gasse, à Monte Oliveto, vicolo di donna Albina. Ne perds pas cette adresse. Si tu n'as pas d'autres projets plus magnifiques, cela te convient parce qu'on n'y parle que français, et qu'il y a une table bonne, honnête et peu coûteuse. D'ailleurs pour la table, il faudra nous arranger pour manger ensemble.

Je dois avoir encore mon appartement à Rome chez Damon. J'avais écrit à mon domestique de le remettre. Je ne sais s'il l'a fait. Vas-y, si tu veux, et demande le nommé Giachino, domestique de place. Prends-le, si tu n'en as pas. Demande-lui non pas les habits, mais les mouchoirs et les chemises qu'il a à moi, et, si cela ne te gêne nullement, apporte-les-moi ici. Je te remets un billet pour qu'il te les donne avec confiance, mais, je te le répète, ne les apporte qu'autant que cela ne le donnera nul embarras. Le Giachino est un brave homme : prends-le, si tu en as besoin, et confie-lui tout.

Dans tous les cas, mon domestique restera à t'attendre à l'entrée de Naples, au bureau des passe-ports à Capo di china, tous les soirs. Écris-moi sur-le-champ et par l'estafette. Je t'aime comme tu ne peux pas le croire.

Ton ami à jamais.A. DE L.

Voici mon adresse ici pour les lettres : A M. Alph. de Lamartine, chez M. Duchaliot, banquier, à Naples, rue de Chiaja.

Adieu.