1811-12-08, de Alphonse de Lamartine à Prosper Guichard de Bienassis.

Cher ami, ta lettre tant désirée, tant attendue, m'a fait beaucoup de peine. Je t'ai bien reconnu à tes injustes et bizarres craintes, à tes soupçons presque injurieux pour ton ami. Ce n'est pas la première fois que tu me les manifestes depuis que nous nous connaissons; ce n'est pas la première fois que je m'efforce de les détruire et de les déraciner tout à fait de ton coeur toujours trop prompt à s'aigrir. Que me dis-tu? Que signifient ces comparaisons plus qu'inutiles entre nos deux existences futures dans ce monde, entre nos sorts, entre nos prétendues fortunes? Ne t'ai-je pas prouvé vingt fois que même en cela nous n'étions que trop égaux; et que, si mon état avait en apparence quelque chose de plus brillant que le tien, ces avantages apparents étaient bien rachetés et plus que compensés par une servitude et mille et mille assujettissements qui le rendent dépendant et plus incertain que le tien? Et d'ailleurs, ô mon ami, lors même que ma fortune l'emporterait un jour sur la tienne (ce qui probablement ne sera jamais), la véritable amitié qui non plus que le véritable amour n'est point une vaine liaison de convenances et de richesses, mais un dévouement entier et parfait des coeurs nobles et sincères, s'inquiéterait-elle de quelques disparates dans nos deux conditions? M'oublierais-tu parce que je serais en carrosse? t'oublierais-je parce que tu serais à pied? Sonde ton âme, et-lis-y toi-même ton arrêt et la peine que ces phrases-là ont dû me faire ! Non, mon ami, soit que je sois destiné par le sort à promener par le monde mon inquiète oisiveté et à cacher sous des dehors brillants les maux secrets qui me rongent, soit qu'un grand revers de fortune mérité noblement me réduise au dernier rang des créatures pensantes, sois-en sûr, mon coeur ne trahira jamais ses intérêts les plus chers, n'étouffera jamais les plus doux sentiments qu'il ait pu sentir. Je ne le ferai jamais rougir, ton coeur m'en répond. Pourquoi donc ne me crois-tu pas une âme aussi noble et aussi ferme que la tienne ? Pourquoi travailles-tu sans cesse ton imagination ardente sur des probabilités qui ne peuvent que me faire souffrir de toutes manières? Taisons-nous, ne parlons plus de tout ceci. Ne m'y reponds pas même. Ce sont autant de paroles perdues. Aime-moi, ne me refuse plus une amitié que tu sembles chercher à me ravir, et sois sûr que ni toi ni moi nous ne retrouverions jamais ce que nous perdrions en nous perdant.

Pourquoi ne me donnes-tu pas plus de détails sur ce nouvel ou ancien attachement qui l'a mis dans un état presque semblable au mien ? Parlemoi plus ouvertement, et dis-moi surtout si l'objet qui l'a fait tant de maux est le même qui te fit rêver tant de félicités la première année de ton séjour à Grenoble? ou si c'est cette autre aimable jeune personne qui paraissait devoir lui succéder dans ton coeur? Pour moi, mon ami, je traîne, je promène, je berce par toute l'Italie mes ennuis déchirants. Quelquefois ils paraissent s'endormir un instant, mais ils se réveillent bientôt avec plus de force. Je suis comme un malade à qui la force de la douleur en ôte parfois le sentiment, mais qui revient, trop tôt pour lui, à la souffrance et à la vie.

Rome, que j'ai habitée près de deux mois me plaisait beaucoup. Je m'en suis arraché avec peine pour venir passer quelques jours dans cette incomparable Naples ; et m'y voilà retenu, moitié par des instances réitérées, moitié par insouciance, au moins encore pour un grandissime mois, sinon pour plus longtemps. Virieu arrive, dit-on, en Italie : je ne sais si cela est vrai, et si nous pourrons nous rencontrer quelques minutes quelque part. Une cruelle et opiniâtre fatalité nous a séparés dans les moments peut-être où nous aurions eu le plus besoin l'un de l'autre. Mais je dis à présent comme Job : la volonté de Dieu soit faite !

T'ai-jemandé que Vignet m'écrivait à présent des lettres charmantes, qu'il m'avait demandé ainsi qu'à Virieu notre amitié? En passant, au mois de juin, par Chambéry, je fus le voir, il n'y était pas ; et de là vint ce raccommodement qui m'a fait plaisir. Tu me parles beaucoup de madame de ..... en serais-tu épris?

Je vais demain matin à Pouzzoles, à Baïa, à la Solfatare; j'arrange une partie pour aller au Vésuve avec des dames napolitaines. J'emploie mon temps à courir, à voir sans suite et sans raison ; je n'écris presque plus rien, je suis mort au monde, aux projets de ma jeunesse, je m'endors. Endormons-nous ensemble, mon ami, laissons-nous bonnement conduire par les circonstances, sans plus chercher à les gouverner ni à les vaincre : c'est une folie. Suivons le gros du troupeau, qui mange et qui dort, et vit au jour la journée, sans s'inquiéter d'amour, ni d'avenir, ni de gloire. Ces noms-là nous font encore battre le coeur: tant pis ! Heureux celui qui ne les entend ni ne les comprend ! Mais, hélas ! mon ami, quand parviendrons-nous à ce haut degré d'abrutissement ou de sagesse? que de chemin nous avons encore à faire l'un et l'autre! Tu l'as dit : nous sommes nés tous deux pour être toute notre vie persécutés et malheureux. Que le ciel accomplisse ses desseins, fournissons patiemment la carrière! Un jour succède à l'autre, une souffrance à une autre ; mais il vient enfin ce jour qui est le dernier, cette douleur qui finit tout, et alors la paix ! Ne hâtons pas le moment. Mon coeur me dit de l'attendre, mon coeur me dit bien des choses qui me consolent. Que bénie soit la main d'où me viennent les maux et les consolations! Je commence à l'entrevoir, et j'aime à la sentir.

Adieu, pardon de mon bavardage, sicut aegri somnia. Écris-moi ici, à M. Alph. de Lamart., chez M. Duchaliot, banquier, à Naples., — ou poste restante à Rome, c'est égal.