1852-07-13, de  Delacroix, Eugène à  Varcollier, Augustin.

Mon cher ami 2,

je n’ai pas la force de vous blâmer d’avoir décliné le voyage de Champrosay, quoique j’y perde une bonne séance avec vous, ce qui est précieux pour un solitaire. Le temps s’est décidément armé et il n’y a aucune trêve à l’affreuse chaleur. Ne croyez pas cependant que je sois aussi à plaindre qu’il vous le semble, à vous autres enfermés dans vos cages de pierre sous ce soleil brûlant. L'endroit que j’habite est aussi frais qu’il soit possible de l’être en ce moment. Je ne bouge pas dans la journée à la vérité, mais rien ne me force à sortir, ce qui n’est le cas de personne à Paris où il est impossible de se mettre à l’abri des ennuis, lesquels sont doubles quand il faut souffrir de la chaleur par-dessus le marché. J'ai des voisins que [p. 2] je vois le soir ; ou bien à cette heure-là je fais des promenades où je trouve de la fraîcheur. Le matin, je travaille aussi régulièrement qu’à Paris et bien que mes couleurs soient sèches sur ma palette avant la fin de la séance, je tiens bon, je tiens l’ennui en échec et n’ai pas le temps d’avoir d’idées noires. Voilà la vie que je mène et que je voudrais beaucoup pouvoir prolonger dans ce moment surtout.

La perspective du travail dans mon atelier de Paris est un grave épouvantail et cependant il n’y a pas à reculer. Dimicandum 3, c’est une très belle devise que j’arbore par force et un peu par tempérament. J'y joins celle-ci : renovare animos 4. Passer du grave au doux, de la ville à la campagne, du monde à la solitude jusqu’à ce qu’on passe définitivement du quelque chose au rien ; [p. 3] mais alors quoiqu’en pense Hamlet, les songes, dans ce repos profond, ne viendront pas nous apporter les images du mouvement et c’est un bienfait de l’incompréhensible Nature que cette autre rénovation des êtres dans ce grand creuset ou elle nous jette, tête, bras ventre, esprit, sentiments, basses natures, nobles esprits, pour en tirer de nouveau et éternellement d’autres apparences animées et rajeunir le grand et éternel spectacle. Mourons, mais après avoir vécu. Beaucoup s’inquiètent s’ils revivront après la mort et ils ne vivent point dès à présent. Combien d’hommes vivent à votre gré. Sans parler du sommeil, des maladies, etc. Combien passe-t-il de notre vie dans des emplois abrutissants pour l’esprit, combien à fumer, combien à des spectacles insipides qui tiennent de la place dans la vie sans l’occuper d’une manière [p. 4] digne de l’homme. Beaucoup d’hommes qui n’ont pas essayé de vivre disent qu’il n’est plus temps et ils retombent sur l’oreiller où ils se bercent sans plaisir. Il faudrait veiller sans cesse sur soi, car la paresse est un entraînement de tous les moments. Donc il faut combattre ou crever honteusement.

Adieu, mon cher ami. En voici beaucoup pour le temps qu’il fait ; j’ai eu là un mouvement qui promettait beaucoup et j’ai tourné court, par paresse probablement. Dieu vous préserve de cette rouille. Mais votre esprit n’est pas de ceux qui s’endorment et même dans les souffrances qui le tiennent éveillé et tout en enrageant, vous êtes comme le brahmine de Voltaire qui ne voudrait pas être une bête5.

Je vous verrai bientôt et vous embrasse en attendant.

Eug. Delacroix