1846-08-19, de  Delacroix, Eugène à  Pierret, Jean-Baptiste.

Cher ami,

J’ai eu un voyage très fatigant, à cause de la chaleur qui était excessive, il y a huit jours. De plus, j’avais mal ajusté mon affaire pour les voitures et j’ai fait en chemin de fer moins de chemin que je n’en pouvais faire : car j’aurais dû aller jusqu’à Blois, où j’aurais trouvé des voitures à revendre pour me conduire ici ; tandis que, trompé par les intrigants qui tiennent les diligences à Paris, j’ai retenu ma place à partir d’Orléans, et j’ai traversé toute la Sologne dans des voitures détestables et à moitié cuit. J’ai été plusieurs jours à me reposer et, à peine établi, il me faudra songer à déguerpir. C’est l’histoire de toutes les situations de [p. 2] la vie. C’est l’instable qui est le fixe : c’est sur l’incertain qu’il faut baser. Il en résulte qu’à cause de la brièveté des moments où nous pouvons jouir du repos ou d’un certain état de plaisir, nous sommes dans l’appréhension continuelle de l’état prochain qui nous menace et du fardeau qu’il faudra reprendre. Voilà la grande supériorité des animaux sur nous et qui égalise un peu la balance en leur faveur. Dans la répartition des biens et des maux attachés à leur condition et à la nôtre, la nature leur a accordé le don de jouir plus pleinement de l’instant favorable, et leur cache mieux en même temps les côtés menaçants de la vie mortelle. Cela explique parfaitement le côté philosophique de l’ivrognerie, sans parler du plaisir que vous cause, en passant dans la gargamelle, le liquide bienfaisant qui doit un peu [p. 3] plus tard endormir les soucis et ôter les épines dont se rembourre l’oreiller de la vertu comme celui du remords. Je tourne au mélodrame sans m’en apercevoir, et je crois que cela tient à ce que les nuages s’amassent sur l’horizon et nous ramènent encore de la pluie, car nous en avons eu hier à notre grand contentement, quoique cela gâte un peu les routes et empêche les excursions au dehors. Mais du moins nous sommes préservés de cette affreuse et insupportable chaleur, contre laquelle on n’a de refuge ni à la campagne, ni à la ville. Je crois enfin que le charme est rompu : à moins que nous ne soyons vraiment destinés à mourir de combustion.

As-tu profité de Viroflay quelques instants ? La saison semble devenir plus favorable pour aller et venir sur les chemins. Donne-moi des nouvelles de tout ce qui t’intéresse et t’environne, de Soulier s’il est encore à Paris. En un mot, tu occupes le centre des arts et de la civilisation, le lieu du [p. 4] monde où le progrès a planté le piquet et d’où ses bienfaits s’étendent sur tout l’univers connu, moins les trois quarts de l’Afrique abandonnés au sable, à la canicule, à la traite des nègres, aux monstres de toute espèce, etc., l’Asie toute entière probablement, les deux tiers de l’Europe, malgré le voisinage du centre lumineux, et une bonne partie du continent où fleurissent les Iowais, Odjehowais, Patagons, habitants de la Terre de feu et Américains de la sublime république du Nord, que je regarde comme les plus barbares de tous ; en raison, dis-je, de ta situation privilégiée dans le lieu le plus civilisé de la terre habitable, tu ne peux manquer d’avoir mille sujets d’allonger ta lettre pour réjouir un voyageur qui languit loin du quartier Saint-Georges.

Adieu, cher ami, je fais trêve à mes mauvaises plaisanteries sur notre état social si digne d’intérêt en t’embrassant tout simplement et primitivement. J’en fais autant de Madame Pierret, avec sa permission, et envoie à tout ce qui t’entoure mes souvenirs et amitiés.

À toi, cher ami.

Eug. Delacroix

Chez Madame George Sand, à La Châtre, Indre.