Je me doutais bien que les charmes de la campagne te retiendraient quelques jours de plus et je suis bien sensible à ton aimable souvenir. Je suis persuadée, mon ami, que ce petit séjour à la campagne te fera du bien, puisque le repos est quelquefois nécessaire à ta santé ; tu vois bien que tu as tort de maudire la nécessité qui te force à travailler, puisque l’oisiveté, que tu désires si souvent, t’ennuie à mourir : voilà donc un motif de plus pour être content de ton sort1. De quoi te plains-tu donc, mon pauvre ami ? Tu es un artiste privilégié parce que ta peinture t’occupe exclusivement. C’est ta plus forte passion, la plus dominante et aucune autre n’absorbe celle-ci.
Je crois donc, mon ami, que c’est un bonheur, pour un artiste, et, s’il y a des chagrins attachés à cette vie préoccupée d’une seule pensée, d’un seul but, il y a aussi bien des compensations. Je me suis aperçue, ami, que les consolations qui conviennent à beaucoup de personnes ne te sont pas nécessaires ; je m’y suis prise de mille manières et je n’ai pas réussi ; je suis donc convaincue, maintenant, que ces consolations, qui viennent d’une affection tendre et dévouée, sont absorbées par ton imagination si vive, si impressionnable, si changeante et quelquefois si malheureuse ! Mon pauvre ami, les remèdes à tes maux sont donc en toi seul ; d’abord, il faut de la force pour repousser toutes les idées sombres, lorsqu’elles te passent par la tête et, tout en soignant, en ménageant ta santé, ne pas t’en inquiéter comme tu le fais ; rechercher toutes les distractions, tous les plaisirs qui n’iront pas jusqu’à la fatigue, à cause de ta peinture, et pourquoi te chagriner des ennuis qu’elle te donne ? Elle est pour toi une véritable amie, une consolation, une ressource et la passion qu’elle t’inspire n’est pas une passion malheureuse, tu en conviendras ? et elle te préservera de bien des chagrins, des découragements de cœur, que tu ne connaîtras jamais ; et que l’on est heureux, mon ami, d’avoir du talent qui vous occupe constamment, et d’avoir en soi-même tous les éléments du bonheur !
Quant à moi, tu me demandes si je m’ennuie et ce que je fais : je suis tellement convaincue qu’une grande intelligence est le premier élément du bonheur que je n’ai pas besoin, d’après cela, de te faire mes plaintes ; elles seraient sans fin et fort ennuyeuses.
Je vis maintenant comme une huître, c’est un peu monotone, j’en conviens, mais depuis cet hiver j’ai eu tant de déceptions, j’ai reçu tant de coups dans le cœur, qu’il est devenu un peu huître lui-même ; je sors beaucoup plus depuis quelque temps, le mouvement du corps et la distraction des yeux me font du bien. Je tâche de ne pas penser ; le passé me rappelle des souvenirs cruels, l’avenir est fort triste et le présent passe vite ; tout en s’ennuyant beaucoup, tu vois, mon ami, que ton existence est préférable à la mienne ; tant que le cœur n’est pas atteint, il y a bien des ressources contre le sort et surtout contre des maux imaginaires comme les tiens. Avec ton caractère, il te faut prendre des distractions, des plaisirs, partout où tu en trouveras, mais pour cela, il ne faut pas être trop paquet. Si tu pouvais voyager maintenant, je crois que cette distraction te ferait grand bien. Mais je conçois que cela est impossible dans ce moment-ci. Pense à exécuter ce projet dans quelques mois, au printemps prochain, comme je te l’avais déjà conseillé ; jusque-là, occupe-toi de ta peinture physiquement et moralement et le temps passera bien vite.
M. de Bercagny 2, qui était chez moi hier, avec lequel je philosophais, me disait que, pour être heureux, il n’y avait qu’un moyen, c’était d’avoir une préoccupation continuelle ; on la prend où l’on peut. La tienne, c’est la peinture ; tu n’as pas affaire à une ingrate, tes amis viendront après. Ne crois pas, ami, que j’ai voulu te fâcher en te parlant aussi franchement de ton caractère ; mon Dieu ! je le connais bien et je ne lui en veux pas le moins du monde. Je ne lui fais aucun reproche ; on ne peut changer son caractère, il reste tel que Dieu vous l’a donné ; ce qu’il faut acquérir, c’est de la philosophie et savoir se résigner à son sort. Il t’en faut aussi, mon ami, et ne pas dire encore « que tu ne sais pas jouir de la vie comme tout le monde, et que le Ciel t’a créé dans un moment d’humeur ». Tu serais bien injuste, si tu l’accusais, il a été assez généreux envers toi.
Quant à toutes tes petites misères, elles ne viennent pas de Dieu, mais de toi et il faut de la force pour les supporter.
J’ai l’air, ami, de vouloir être comme Saint-Simon, un réformateur. Je ne veux rien changer, rien réformer, je me laisse aller, je cause avec toi. Mille pardons de mes plaintes. Quant aux tiennes, je n’en serai jamais assommée, sois-en persuadé et je compte toujours sur ton amitié inaltérable.
Joséphine
Mille excuses de cette longue lettre. Si tu reviens la semaine prochaine à Paris, viens me demander à dîner, sans me faire rien dire, jeudi prochain.
Ce dimanche 11h1/23.