1842-03-26, de  Forget, Joséphine de à  Delacroix, Eugène.

p.1 Je prévoyais bien, mon ami, que vous resteriez quelques jours de plus à la campagne, où votre vie est réglée, où vous ne trouvez pas d’occasions de causer avec tous les amis que vous rencontrez, et puis cette facilité de promenade est inappréciable pour un malade1 : guérissez-vous donc bien vite, cher ami ; je trouve le temps bien long, bien monotone, lorsque je suis éloignée de vous, et votre douce société me manque d’autant plus que j’ai bien des petites tuiles qui me tombent sur la tête ! Hortense est fort malade à Bruxelles 2, elle a une inflammation, elle est au lit très faible, avec un médecin qui ne connaît pas son tempérament, et pour la soigner, son mari, car elle n’a pas voulu entendre parler de garde-malade ; je viens donc de lui envoyer ma femme de chambre, il y a deux jours, pour la soigner et la ramener, lorsqu’il y aura moyen. Notre bon ami, M. de Bercagny 3, vient aussi d’être fort dangereusement malade, d’une fluxion de poitrine ! Aujourd’hui il est mieux, et hors de danger, mais on l’a p.2 saigné trois fois, et à 82 ans, toutes ces maladies sont fort dangereuses !

Je suis aussi fort ennuyée d’ouvriers, de réparations dans la maison 4 ; on a découvert qu’elle avait été fort mal construite, les poutres sont pourries, et nous risquions de tomber dans la cour si on n’avait mis force ouvriers pour remédier à cet inconvénient ! Mais rassurez-vous, ami, notre petite bibliothèque est intacte, vous y retrouverez votre grand fauteuil et votre amie bien dévouée, et bien heureuse de vous revoir ! Vous voyez que tous ces ennuis, ces inquiétudes, ne sont pas compensés par mes plaisirs et mes distractions ! Vous savez que pour moi, c’est fort peu de chose, lorsque je n’ai pas le cœur heureux, et il ne l’est certes pas depuis que vous êtes malade, mon pauvre ami : prenez donc une bonne provision de santé, de forces, et que nous puissions retrouver quelques-uns de ces moments si heureux qu’ils remplissent entièrement la vie et font oublier tout ce qu’elle a de triste et de décourageant !

Nous n’avons ici, rien de bien nouveau ni de bien amusant ; le temps est froid et désagréable, et les spectacles peu attrayants. Il y a aujourd’hui huit jours, p.3 il y a eu à l’Odéon une première représentation d’une pièce de Balzac : Les Ressources de Quinola 5. L’administration a donné à Balzac le bénéfice des 3 premières représentations qu’il s’était réservées ; c’est donc lui qui a vendu lui-même les loges, les places, et le plus possible puisque c’était à son profit. On dit qu’il en a retiré dix-huit mille francs, mais il y a eu un tripotage dégoutant. Vous connaissez ma passion pour les premières représentations et celle-là présentait beaucoup d’intérêt. Je me suis mise en quête d’une loge, mais elle coûtait 60 F le moins ; j’ai trouvé cela tellement fort que j’y ai renoncé, et je me suis applaudie de ma raison car cette pièce est fort mauvaise, fort ennuyeuse, et je n’irai même pas la voir maintenant. Notre pauvre Balzac a encore échoué complètement, et j’en suis fâchée car la lecture de ses ouvrages est ma seule distraction !

Notre ami Luchet, dont je vous avais raconté le procès pour son roman immoral, vient de se sauver en Angleterre pour éviter les 2 années de prison6.

Nos amis Vieillard , Cerfbeer se portent fort bien. Je n’ai pas encore été au Salon, qui est fort médiocre dit-on ; j’ai appris avec peine que votre cousin avait eu un de ses tableaux p.4 refusé7 : les imbéciles !

Combien j’ai été touchée, mon ami, de votre dernière lettre, de votre envoi de violettes pour la Saint-Joseph8 ! Mille remerciements de cet aimable et tendre souvenir. Que j’aurais été heureuse, ce jour-là, de vous voir, de vous embrasser, de vous serrer contre ce cœur si triste de votre absence ! Mon pauvre ami, vous ne me dites pas l’époque à laquelle vous comptez revenir dans notre Paris que vous avez pris en grippe 9 ? Je ne suis pas égoïste, ainsi je vous engage beaucoup à rester à votre campagne tout le temps que vous en éprouverez du bien, du soulagement. Si vous ne revenez pas encore, écrivez-moi. Je suis aussi de l’avis du poète persan (seulement pour les promenades, ou autres plaisirs dans ce genre) qui dit que toujours du plaisir n’est pas du plaisir10, mais lorsque le cœur est de la partie, mon ami, ne trouvez-vous pas, que du bonheur est toujours du bonheur ? Oh ! oui ! n’est-ce pas, mon chéri ? Je voudrais baiser tes cheveux et ta chère main toute la journée, et je ne m’en blaserais jamais.

Adieu, je t’envoie mille bonnes tendresses, et mille baisers bien tendres.

Joséphine