1842-03-15, de  Forget, Joséphine de à  Delacroix, Eugène.

p.1 Il est vrai, mon ami, que j’espérais recevoir de vos nouvelles plus tôt, j’étais inquiète de votre santé. Jouissez de la campagne, puisqu’elle vous fait du bien1, et ne faut-il pas, hélas ! que je m’habitue à rester longtemps sans vous voir ? L’absence est une chose cruelle pour les personnes qui s’aiment, et surtout pour nous, qui n’y avons pas été habitués. C’est en soupirant que je pense, ami, à votre voyage d’Italie 2, et cependant, je vous engage vivement à persister ; il s’agit de votre santé, et par cela même, de beaucoup de choses fort graves. Je crois en effet que les villes d’Italie sont bien différentes de notre Paris, elles doivent avoir un charme particulier, pour un artiste, et quel beau climat ! Louise 3 me disait, il y a quelques jours, que se trouvant à Naples au mois de décembre, elle était dans une auberge, à un balcon, où elle ne put rester, tant l’air était étouffant, et le soleil brûlant ! Je conçois, mon ami, que vous serez obligé, à votre retour, de prendre beaucoup de ménagements ; si vous pouvez vous remettre au travail, vous serez aussi obligé de vous imposer le plus grand silence : p.2 est-ce que cette réclusion sera aussi pour moi ? Je ne vous demanderai pas une parole, heureuse de vous voir, de vous serrer, de vous baiser la main, pas autre chose, mon ami. Je suis fâchée que vous ne puissiez pas continuer vos travaux, étant ainsi établi à la campagne, et je comprends votre effroi de ce Paris, qui n’est séduisant que pour les personnes qui ont besoin du monde, et de ses plaisirs, mais pour une personne souffrante, solitaire, tout ce bruit serre le cœur4 ! Tous vos amis me demandent souvent de vos nouvelles ; M. de Mareste, samedi dernier, m’a parlé longtemps de vous et de votre voyage, qu’il approuve fort.

Nous n’avons rien de nouveau ici ; les députés votent des lois en courant, et les tribunaux condamnent des gens bien innocents. Il y a de par le monde un M. Luchet 5, faiseur de romans, qui un jour s’est avisé de raconter la biographie de M. de Girardin (celui du journal de La Presse) et de sa famille, qui est, à ce qu’il paraît assez peu morale, et puis de nous faire connaître l’histoire assez curieuse de M.  Casimir Broussais, qui, par amour pour la médecine, après la mort de son père, lui a coupé la tête lui-même, qu’il a emportée sous son bras, à l’Académie, pour la montrer, la disséquer, et faire de beaux discours. p.3 Il a raconté aussi d’autres histoires aussi véridiques, et aussi peu morales, et quoique les noms propres ne fussent pas écrits en toutes lettres, il n’y avait pas à s’y méprendre ; les personnes offensées et toutes puissantes ont poussé au procès de ce pauvre M. Luchet, fort inoffensif d’ailleurs, et sans protection, sans défense, et il a été condamné à deux ans de prison et 1000 F d’amende6 !

Les Italiens ont bien de la peine à se soutenir jusqu’à la fin de la saison. Nous avons ce soir la première représentation de Sapho, qui sera représentée par la Grisi, qui grossit d’une manière effrayante7 ! Albertazzi est aussi dans la même position8 ! L’opéra s’égosille à chanter La Reine de Chypre 9, et Mlle Rachel joue fort rarement Le Cid 10 : je vais donc fort peu au spectacle, et je m’ennuie souvent ! Je me console avec Balzac, qui m’intéresse beaucoup, dans ses scènes de la vie privée. Mais il me manque quelque chose de bien doux dans la vie : c’était le bonheur de vous voir, de passer une bonne soirée avec vous tous les 3 ou 4 jours ; maintenant je ne vous attends plus, je ne vous espère plus ! Lorsque j’étais triste ou ennuyée, je me disais : oh ! demain, ou après-demain, je le verrai ! Cette pensée me fortifiait, me donnait du courage, et p.4 aujourd’hui, je n’ai à opposer à mon ennui, à ma tristesse, que l’inquiétude, le chagrin de vous savoir souffrant, et moi privée de votre douce tendresse : enfin, ami, espérons que l’été sera plus prospère. Écrivez-moi le jour que vous reviendrez, je vous enverrai aussitôt votre coussin, fini depuis longtemps ; il vous sera commode, je l’espère.

Adieu, ami, reprenez de la santé, de la force ; quant à votre voix, nous la ménagerons : maintenant que je suis bien persuadée qu’il ne faut pas parler, eh bien, nous saurons nous taire ! est-ce que c’est chose si difficile ? Avec vos amis, je ne sais comment vous vous en tirerez, mais avec moi, nous saurons bien rester longtemps ensemble sans nous ennuyer et nous serons bien heureux encore !

Je vous envoie mille bonnes tendresses, mon ami, et je baise votre chère petite main. Donnez-moi de vos nouvelles, ce sera me donner une petite portion du bonheur que vous m’avez retiré. Adieu

Joséphine