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Je voulais, hier soir, te dire plusieurs bonnes choses, cher ami, mais je n’ai pu en trouver
l’occasion. Il me semble que tu as dû rentrer chez toi assez triste de ne pas savoir ce
qu’était devenu le projet d’aller un soir chez M. Foy1. Voici ce que mon imagination active en
expédients a trouvé de mieux : Hortense
2 doit aller
dîner vendredi prochain chez ma tante, Eugène
3 ira le soir, et moi, j’irai les rejoindre vers 9 heures. Si tu veux
de moi pendant ce temps-là depuis 4 h ½ jusqu’à 8 heures ½, nous pourrons à 4 h ½ nous
trouver sur le quai, ce sera moins de chemin pour toi et tu me mèneras où tu voudras4.
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Je voudrais savoir, bon amour,
si ce projet t’arrange, je te propose de nous trouver un moment de la nuit, car il me semble
que j’ai tant de choses à te dire, il y a si longtemps que je n’ai pu causer seule avec toi.
Sais-tu bien, bon chéri, que je ne
puis m’habituer à cette vie que je mène, ce n’est pas de l’ennui d’être privée de tous les
plaisirs, mais la privation de te voir, comme je te voyais autrefois ! Je t’assure,
amour, que ma pauvre tête
s’affaiblit, je baisse considérablement, et j’ai peur un jour qu’elle
n’éclate par quelque extravagance bien épouvantable… Tu ne me plains pas, toi, tu n’as pas
besoin de moi, et moi, je ne puis vivre sans toi ; vois-tu la différence ! Mais je te
demande pardon, ami, de te faire
mes plaintes, je m’étais bien promis de ne plus t’en parler.
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Je te promets qu’en commençant de l’année 1837, je tâcherai
d’être bien raisonnable, que tu sois bien content de moi ; jusque-là, je veux bien me
désoler tout à mon aise, mais aie pitié un peu de ta pauvre amie qui t’aime tant, et qui
serait bien heureuse si elle pouvait te voir autant qu’elle le désire.
Est-ce que je ne te verrai pas un soir ? Jusqu’à vendredi ce sera bien long. Au reste, ami, fais ce que tu voudras, ce qui te plaira. Écris-moi, tu me dois une réponse à deux lettres stupides ! Mais n’importe, il faut toujours répondre aux lettres qu’on vous écrit.
Je t’ai trouvé hier mieux portant, moins endormi, cela m’a fait plaisir ;
je souffre tant quand je te vois l’air fatigué, souffrant. Adieu, amour que j’aime. Sais-tu bien qu’hier,
j’ai baisé et gardé ce cheveu dans ma
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bouche, et je crois même en avoir avalé un petit morceau, n’est-ce pas qu’il était à
toi ?
Je t’en prie, ami chéri, écris-moi bien des tendresses, dis-moi bien que tu m’aimes. Mon Dieu ! je suis bien malheureuse d’être tyrannisée par une passion aussi forte, qui absorbe tous les autres sentiments, et qui ne me laisse plus ni intérêt, ni plaisir pour tout ce qui n’est pas toi, cependant je me raisonne bien pour devenir plus raisonnable et j’espère que bientôt, je serai un peu moins folle, car je t’assure, ami, que c’est de la folie bien véritable qui m’effraie beaucoup.
Adieu, je baise ta bonne petite main, tes beaux cheveux : je serai bien heureuse vendredi, si tu le veux…
Ta bonne chérie
ce dimanche, 1 heure5