1848-06-30, de  Delacroix, Eugène à  Forget, Joséphine de.
[p. 1] Madame de Forget, rue de Matignon 10, faubourg Saint-Honoré, à Paris
Ris-Orangis 2 juillet 1848 ; Paris 2 juillet 1848

Chère amie,

ta dernière lettre m’a trouvé tout accablé des affreuses nouvelles de Paris que nous savions par les journaux qui avaient pu parvenir. Je ne t’ai pas répondu parce que nous avons été ici, bourgeois et manants, fort occupés de la suite de tout cela. Il était à craindre qu’une grande partie des hommes qui avaient fait l’émeute2 ne se répandît en grand nombre sur toutes nos routes : la nôtre, soit par Ris, soit par ici, est des plus directes en sortant du faubourg Saint-Antoine : nous avons donc monté la garde et arrêté plusieurs de ces gredins. Les gendarmes nous ont prêté main-forte pour les conduire à Corbeil ou ailleurs, enchaînés et hors d’état de nuire. J’ai pris de la fatigue et je viens d’être [p. 3] fort souffrant pendant ces derniers moments. Je vais bien maintenant et je te demande pardon de ne t’avoir pas donné de nouvelles. Donne-moi en, chérie. J’aime mieux ce que tu me dis par extraits ainsi que de lire les journaux qui m’affligent toujours par leurs détails. Tu as dû être pour ce pauvre Émilien dans des inquiétudes affreuses. Que peut-il sortir de tout cela, sinon la répétition des mêmes horreurs dans l’abyme où nous ont jetés les prétendus réformateurs si habiles à critiquer, si débiles quand il a fallu agir. En vérité, cette malheureuse nation en est réduite à se sauver toute seule et à sauver en même temps les indignes qui se sont fait ses chefs.

Le temps [p. 4] qui est toujours orageux a contribué à augmenter mon état de malaise que la fatigue à laquelle je suis peu fait avait préparé chez moi. Mais ne t’inquiète plus pour moi. Il semble que tout est plus calme au moins pour le moment. J’irai bientôt t’embrasser, heureux de te retrouver après ces horribles épreuves.

Je t’aime, bien chérie, et t’embrasse mille fois.