1840-02-16, de  Forget, Joséphine de à  Delacroix, Eugène.

Mon bon ami,

J’ai reçu ta lettre hier soir. Combien j’ai été affectée en apprenant ton chagrin1 ! Que je voudrais être auprès de toi, dans ces premiers moments de douleur, et combien ma position est triste ! Dans tous les malheurs que j’ai eus à supporter, tu étais toujours là, ami, tu ne me quittais pas, et ton attachement m’a donné bien du courage ; et moi, je suis obligée de rester éloignée, de ne pouvoir suivre mon impulsion, qui serait de courir auprès de toi ; mais sais-tu, ami, que cette position est affreuse, et à quoi te suis-je bonne, mon Dieu, si ce n’est à te consoler dans tes chagrins2 ? Lorsque tu es heureux et content, tu n’as pas besoin de moi.

Je pense, ami, que tu auras ces jours-ci des devoirs bien affreux à t’occuper ! Mais ensuite, ne voudras-tu pas venir chercher quelques consolations auprès de ton amie ? Depuis plus de cinq ans, n’avons-nous pas eu les mêmes bonheurs, les mêmes chagrins, les mêmes impressions, et tout ce que tu éprouves, je le sens comme toi, ami, car nos deux âmes n’en font plus qu’une3.

Je veux donc te voir, mon ami chéri. Demain lundi, j’ai un dîner de famille auquel je ne puis manquer mais mardi et mercredi je serai toute à toi, et je t’assure que ma tendresse te fera un peu de bien. Si tu ne peux sortir de chez toi mardi soir, veux-tu que je prenne un fiacre à l’heure, et j’irai chez toi ? Il n’y a aucun inconvénient à cet arrangement ; ou bien veux-tu venir dîner et passer ta soirée avec moi, nous serons seuls ; je t’en conjure, ami, écris-moi. Je suis inquiète de ta santé. Comment as-tu supporté ce coup affreux ? Mais pense donc, mon ami, qu’il te reste de bons amis, et moi, tu ne me comptes donc pour rien ? J’ai été bien triste hier, c’était l’anniversaire de la mort de mon père 4 ; tu étais auprès de moi, et aujourd’hui, tu éprouves aussi un malheur et moi, je ne suis pas auprès de toi, je ne sais pas ce que tu deviens, je suis étrangère à tout ce qui t’arrive !

Mon pauvre chéri, je t’en conjure, un mot ; dis-moi que tu as besoin de moi, de ma tendresse, je veux être tout pour toi comme tu es tout pour moi ! Je t’en prie, accorde-moi le bonheur, la consolation de te presser sur ce cœur, qui t’appartient tout entier, et depuis si longtemps. Enfin, quand tu voudras me voir, je suis toute à ta disposition, et j’irai chez toi, bien heureuse de te prouver ma tendresse ; ainsi, n’aie pas de scrupules là-dessus.

Adieu, bon amour chéri, je t’embrasse comme je t’aime, et je t’en conjure, essaie de la tendresse de ton amie, tu ne t’en trouveras pas mal.

Adieu, toute à toi.