1819-10-29, de  Delacroix, Eugène à  Pierret, Jean-Baptiste.
[p. 4] port payé
À Monsieur Jean-Baptiste Pierret jeune
rue du Four n° 50. Faubourg Saint-Germain, à Paris.

Que ne puis-je retenir la malheureuse lettre qui vient de m’échapper. Je la donnai hier pour être mise à la poste ; que n’ai-je attendu à aujourd’hui. Je te fais des reproches ! je te parle de ta négligence pour moi, pauvre orphelin ! de ce que j’ai souffert de n’avoir pas reçu de tes lettres, toi, cher ami, qui as souffert la plus extrême douleur de l’humanité. Tu mettais ton père au cercueil tandis qu’au milieu de mes amusements, je m’étonnais parfois d’éprouver un retard. Cet horrible mot que j’ai écrit, aurais-je dû le taire ? non, au risque de rouvrir un peu davantage des blessures si vives, je veux me punir de mon exigence, de ma dureté, par ta douleur même. Et quels mots peuvent émouvoir ton cœur plus que la réalité ? Quand je me retournerais en cent façons pour te présenter des images profondes et désespérantes, qu’est-ce que je t’apprendrais ? Tu as donc veillé auprès de ton père mort. Cette nuit-là, pauvre cher ami, elle ne sortira pas de ta mémoire. Ce que cette nuit-là a vu, ce que cette chambre a vu, est gravé devant tes yeux ; ce lit, cette lumière, ce silence à cette heure auprès des restes de ton père, cela est immortel dans ton imagination. Et si je connais bien toute ton âme, cette agonie et le spectacle de cette mort portent encore avec elles une consolation. Cela est donc vrai, que le cœur trouve un secret plaisir à s’enivrer de la vue de nos chers amis quand ils nous échappent. Oui, on dévore des yeux ces traits qui fuient et qui s’effacent. Tout ce qui nous rappelle à notre douleur nous est cher ; et c’est nous faire du bien que nous en parler. J’ai vu ce que tu as vu. Ma mère nous a échappé de même1. Huit jours avant sa mort, nous étions avec elle à une fête et ces huit jours passés, la terre s’était refermée sur elle et tout avait repris son train ordinaire. Moi-même, quand je me le rappelle, mon désespoir était machinal. Tout le monde pleurait autour de moi et je pleurais aussi, et quand je n’avais plus de larmes, je me demandais si j’étais insensible. L’idée de cette mort qui m’avait tant de fois fait frémir quand nous la possédions, me parut un rêve quand elle fut arrivée. Elle ne me poursuivait pas comme une chose funeste qui empoisonne les amusements et les occupations ordinaires : elle m’obsédait[p. 2] comme une illusion qui doit cesser. Cette scène, tout ce que j’avais vu ne pouvait me changer. Elle était dans son lit. Ma sœur était venue me réveiller et elle m’avait dit en fondant en larmes : « Eugène, viens, viens vite, nous n’allons plus avoir de mère. » Je m’étais habillé plein de trouble et sanglotant. Ma mère avait souffert la nuit des tourments horribles. Des sinapismes, des cautérisations lui avaient arraché des cris affreux qui n’avaient pu m’éveiller. Maintenant elle était étendue sans mouvement, sa tête était colorée par ses douleurs et ses yeux à moitié fermés, comme gênés par la lumière. La chambre était ouverte et remplie. Quand le médecin fut venu et fut sorti froidement en nous conseillant de nous armer de courage, comme chacun s’était jeté sur un fauteuil, j’entrai dans cette chambre et je m’y trouvai seul avec ma mère. Je fus lui donner un baiser : c’était le dernier qu’elle ait reçu. Elle ne le sentit point : son visage était froid avec l’apparence de la vie et ses yeux ne se détournèrent pas sur moi. Mon ami, mes larmes m’empêchent de voir ce que j’écris. Après cela elle ne fut plus à moi, je ne devais plus la toucher mais je la vis encore. La chambre se trouva encore pleine et c’était un désordre. Ma sœur se prosternait sur ce lit, mon frère sanglotait : nos cousins, tous nos amis étaient là. J’étais au pied du lit et je voulus tout voir. Tout d’un coup, sans qu’il parut un mouvement, sans que les yeux soient fermés davantage, les couleurs disparurent comme un rideau qu’on lève doucement et la pâleur s’étendit des lèvres jusqu’au front. Tout était fini. Je crois aussi que tu pleureras en lisant cette lettre : la tienne m’a rappelé ma mère et je te remercie des larmes que tu me fais répandre. Celles que tu as versées et que tu verseras sont un bien. Eh bien qu’arriva-t-il ? je ne pouvais encore me figurer tout ce que j’avais perdu. Tous les jours, pour un moindre chagrin, les hommes les plus vulgaires portent partout un esprit rembruni : l’idée d’un malheur vous poursuit comme un remords. Mais ce malheur-là ne noircissait pas mes distractions, parce que mon esprit ne pouvait entrer dans ce malheur. Que nous sommes faibles ! Des misères nous remplissent tous les jours de bile et d’amertume et nous ne pouvons pas pleurer dans les vraies infortunes. [p. 3] Ah ! toi, tu pleureras, parce que tu as vu souffrir longtemps celui que tu perds : ta douleur sera douce par l’idée de sa délivrance et de ce que tu as fait pour lui. Moi, à cette heure, je ne puis me persuader mon isolement : je cherche autour de moi ce qui s’effaça si vite et j’ai perdu ma mère sans la payer de ce qu’elle a souffert pour moi et de sa tendresse pour moi. Si j’avais dû ne la voir mourir qu’aujourd’hui ou dans quelques années, ma douleur eût été plus vive et plus profonde, mais j’aurais véritablement joui de sa vie. Car j’étais trop jeune pour lui marquer à tous les moments combien je l’aimais, chose incroyable ! Je ne puis comprendre le culte des tombeaux et l’amour des hommes pour revoir les tristes demeures de ceux qu’ils ont aimés. Le spectacle de la mort a dans son horreur quelque chose qui rassure : on n’a pas encore tout perdu, car on voit ces traits, cette bouche insensible qui nous a baisés, ces mains chéries qu’on a pressées et qui vous ont pressé. Tout cela est mort, mais on se dit : c’est la même chair, c’est encore ma mère. Mais cette idée : je foule sa cendre ! Elle est là et je ne la vois point : elle est enfermée et près de moi, et c’est une pierre qui nous sépare… c’est là que coulent en abondance les larmes, mais celles-ci sont de désespoir. Mais que viens-je te dire ? Si un autre voyait ce que je t’écris, il dirait : quelle manière de consoler un fils qui n’a plus de père. Cependant, tu ne m’en voudras pas, j’en suis sûr. Il fallait que je t’écrivisse tout cela. J’ai éprouvé les mêmes peines : ce sera pour toi une consolation que cette autre concordance entre nous. Les froides consolations sont insipides. Elles vous font pleurer, de ce que les hommes sont si peu en état de sentir ce qu’il vous faut, et de vous tenir lieu des chers amis qui ne sont plus. Ceux qu’on pleure vous auraient pleuré et ne se seraient pas contentés de vous faire des cérémonies. Ce qui doit te consoler, c’est de pouvoir encore faire le bonheur de ta mère. C’est la consolation que tu ne devras qu’à toi et à ta vertu : ce qui te consolera encore, c’est d’avoir quelques amis qui savent aussi pleurer et qui sont malheureux de ton malheur. J’aurais désiré vivement d’être avec toi ; à présent que c’est fini, je suis bien aise que ma lettre me précède. On s’écrit mille choses qu’un je ne sais quoi vous empêche de dire. On se revoit, on s’embrasse en étouffant et ce qu’on n’épanche pas retombe sur le cœur et le serre. C’est encore un bonheur dans ta position de n’avoir pas eu sous les yeux la douleur de ta sœur. Je pense que la pauvre Caroline vous aura été utile dans ces tristes moments. Toi, tu as recueilli le fruit de ta tendresse filiale. Tu as soutenu jusqu’au dernier moment la tête de ton père et tu as eu son dernier regard. Tu n’as rien perdu de ses souffrances et as consommé tous tes sacrifices. Je te crois suffisamment dispensé, dans ces circonstances et en considération de [p. 4]la position de ta mère, de toute autre espèce d’engagement, et ton choix ne peut être douteux. Tu te dois à elle, et c’est pour elle encore que tu travailleras, quand tu prendras le parti de t’occuper de ce que nous projetons. Nous en aurons bien long à nous dire sur tout cela. Je souhaite vivement que tu aies suivi ta résolution de m’écrire encore plusieurs fois, comme tu me le promets dans la première partie de ta lettre. Pourvu que tes embarras ne t’ôtent pas ce loisir. Je compte partir du 5 novembre au 7 ou 8 au plus tard. L’indisposition de Charles 2, comme je crois te l’avoir écrit, en est la cause. Adieu. Ménage-toi beaucoup. Dans les premiers moments d’un malheur, l’âme a des forces pour la soutenir et s’exalte. Peu à peu, elles tombent et l’on est plus faible et plus irritable qu’un malade.

Je t’embrasse.

Eugène