1823-11-05, de  Delacroix, Eugène à  Pron, Louise Rossignol de, dite Sarah, née du Bois des Cours de La Maisonfort.

Dis-moi, amie chérie, que tu ne regrettes pas les instants de bonheur que tu donnes à ton ami ; dis-moi que tu ne m’en veux pas1. Je rentre le cœur tout plein de bonheur, et ta jolie petite mine boudeuse, je n’en veux pas croire un mot pour passer une bonne nuit complète. Aurais-tu eu le courage d’en garder rancune en rentrant dans ta petite chambre adorée, et en reposant toutes tes grâces dans ce lit que mon amour jaloux ne peut partager ? Aime-moi comme je t’aime, comme l’amour veut qu’on aime. En ôter une parcelle de ces divines jouissances, c’est le tromper, c’est aller contre son vœu. Tu le sais, c’est un tyran : il veut tout, et quand il a tout, il voudrait l’impossible. Je voudrais circuler avec ton sang dans tes veines et aller dans ton cœur, y voir si je l’occupe tout entier. Dis, puis-je l’occuper et te mérité-je ? Encore une fois, ne refuse rien au tendre amour. Pourquoi est-ce que je baise encore mon mouchoir qui t’a touchée tout à l’heure, qui t’a touchée partout ? Oseras-tu dire que c’est folie : de toi que ne dois-je pas aimer ? Quel moment que celui où il faut quitter ce qu’on aime ! Quelle solitude jusqu’à ce qu’on retrouve et qu’on presse sa main ! Demain je te verrai. Que tes yeux me disent que tu m’aimes. N’est-ce pas ! Demain soir tu m’écriras pour que je lise de toi vendredi, dans cette maudite journée qui aurait dû être divine. Que je reçoive quelque chose et bien long encore de toi, amour, pendant ce jour-là qui me paraîtra néfaste.

Adieu, aime-moi comme je t’aime. Me coucher ! C’est me séparer de toi une seconde fois, car ton souvenir est encore avec moi, et qui sait ce que m’apportera le vague des songes. Sera-ce ta douce image ? Ou ma triste imagination enfantera-t-elle encore des monstres horribles ? Il est tard, je ne puis encore renoncer au souvenir de ma soirée. Toi, tu dors sans doute. Si je pouvais t’occuper en songe. Adieu, il le faut à la fin. Amour, aime-moi.