1840-09-19, de  Delacroix, Eugène à  Pierret, Jean-Baptiste.
[p. 4] Monsieur Pierret
Rue Tronchet, n° 13. Quartier de la Madeleine, à Paris
Valmont, 19 septembre 1840
Paris, 20 septembre 1840

Cher ami,

Ecris-moi, parle-moi de toi, tout ce que tu voudras. Il fait ici un temps horrible, on ne peut mettre le nez dehors : tempête sur tempête. Crotte, pluie et vent. – Je ne peux travailler, mes yeux se brouillent pour écrire ou dessiner 5 minutes. Cela t’explique mon barbouillage.

Quand quittes-tu les communes pour te faire une meilleure destinée ? Elle est dans tes mains. Je te chanterai encore bien souvent cette antienne. Je te déteste dans les communes et avec tes hôpitaux tu finiras par aller à l’hôpital1.

J’ai vu et revu des beaux tableaux [p. 2] à Rouen, où j’ai passé malgré cela une journée fort ennuyeuse dans l’attente de voitures pour m’amener ici. Nous sommes décidément des barbares. En Angleterre, il y aurait 20 voitures pour une. Tu sais que les antiquités me lassent vite, malgré mon respect pour elles. J’ai parcouru des musées et des collections. Dans un musée d’histoire naturelle, au milieu des serpents empaillés et des mâchoires les plus distinguées de la Création, j’ai vu dans une armoire le résultat de la science phrénologique2 que tu estimes sans doute à sa juste valeur. On y voyait la tête de trois ou quatre idiots à côté de Napoléon, Lacenaire, Horace Vernet, deux assassins voleurs, trois voleurs non assassins, un assassin par vertu et vingt [p. 3] autres exemples corroborrantes de toutes ces belles découvertes qui n’ont pas corrigé le moindre gredin et n’ont prouvé que le développement excessif de la bosse de la niaiserie dans les savants. En vérité, l’homme n’a-t-il reçu le don de réfléchir et de comparer que pour l’appliquer à la poursuite des sottises les plus grossières ? Ne s’est-il assemblé en société que pour donner les exemples d’une férocité qui ferait reculer les sauvages sous prétexte d’amour pour la justice ? Des charognes analysées avec la patience que mettent les corbeaux à dépecer les cadavres : la justice le nez dans l’infection, et les savants, car je les retrouve partout en les détestant davantage, étalant à plaisir sur ces lambeaux les contradictions de leurs connaissances bornées. Quel est donc notre ridicule à nous deux ? Car nous en devons avoir notre part. Sommes-nous aussi [p. 4] bêtes et aussi féroces que ces monstres-là ? Toutes ces réflexions me viennent à propos de l’affaire Lafarge 3, que tu ne lis peut-être pas et tu as raison.

Parle-moi de toi et des tiens. J’embrasse ces dames , si elles le permettent, et me rappelle à leur souvenir.

Adieu, bon. Je t’embrasse bien tendrement.

Eug.

Chez M. Bataille, à Valmont, Seine-Inférieure.